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Page:Harvey - Les demi-civilisés, 1934.djvu/30

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les demi-civilisés

pre l’attache, aller à droite, à gauche, en tous sens, tourner en vrille, comme on ferait pour casser une branche, et je ne me lassais pas de ce jeu cruel, de ce prolongement d’une agonie. Je ne sais quel sage a dit que l’homme, en inventant la pêche, avait mis le comble à la férocité.

Je jouissais pleinement de cette heure, pressentant que je n’en vivrais jamais de pareille, dans mon adolescence vouée à la réclusion des études en serre-chaude. La liberté des bois et des eaux, l’espace illimité, le jeu naturel de tous les muscles aux prises avec la forte et captivante nature, le silence même, si fécond en rêves, la vie multiple et forte que l’on respire à pleins poumons avec l’air chargé de senteurs d’aulnes ou de foins sauvages, tout cela m’abandonnerait bientôt, et je n’aurais plus pour guide, comme aujourd’hui, la douce fantaisie du petit sauvage que j’étais, mais l’autorité du maître s’appesantissant sur un cerveau de treize ans.

Je sautais d’une roche à l’autre. Le bouillonnement des eaux, monotone et assourdissant, chantait comme une longue complainte dont mon oreille était pleine. À voir le courant indéfiniment, je ressentais je ne sais quelle torpeur et il me semblait que l’eau m’attirait, que je me liquéfiais et me mêlais à l’écume inconsistante de la rivière. Je ne m’éveillais qu’au cri aigu d’un martin-pêcheur rasant le courant de son aile.

À un brusque détour du cours d’eau, je me trouvai face à face avec le père Maxime, qui pêchait, lui aussi.