Page:Harvey - Les demi-civilisés, 1934.djvu/43

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
39
les demi-civilisés

quel prix ? Au prix même de son âme. Si nous vivions encore au temps où les gens se vendaient au diable, c’est vers les bas-fonds de la vie publique que Méphisto dirigerait nos jeunes avocats. La déchéance de quelques-uns de nos esprits les plus brillants a commencé là.

Te donnerai-je des exemples ? Qu’est-il advenu de Marius Pharand ? Il était plein de talent et d’avenir. Ses vieux maîtres lui reconnaissaient du génie. Je le vois encore, à vingt-cinq ans, portant sa belle tête de dieu et ses cheveux bouclés, tout blonds, au-dessus des foules qu’il électrisait d’un mot, qu’il faisait rire, pleurer, trépigner, hurler à volonté. Il fut un héros avant d’être un homme. Quand il parlait de patriotisme, toute sa jeune âme illuminait son visage, et on l’eût pris pour la transfiguration de la patrie elle-même. Son nom remplissait les journaux, et la jeunesse marchait dans son ombre comme dans celle d’un Jésus. Qu’a-t-il fait ensuite ? Rien qui vaille. Ses discours d’aujourd’hui sont ceux d’il y a un quart de siècle : des essais d’écolier dans la bouche d’un vieillard, car il est vieux déjà à cinquante ans. Il a donné aux clubs, aux hustings, à la cabale, au bourrage des crânes et à d’autres petites saletés le temps qu’il aurait dû consacrer à cultiver son esprit, son cœur, à perfectionner son admirable personnalité. Le voici devenu une loque, un croulant souvenir, quémandant presque son pain et trouvant tout juste dans son cerveau vidé et ses énergies éteintes, de quoi rappeler qu’il a manqué devenir quelqu’un.