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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/20

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que vous prenez ces serpents pour une création de mon imagination surexcitée.

— Pas le moins du monde, répondit l’archiviste avec le plus grand sang-froid, les serpents vert d’or que vous avez vus dans le sureau étaient justement mes trois filles, et il est maintenant de toute évidence que vous vous êtes amouraché des beaux yeux de la plus jeune, nommée Serpentine. Je le savais déjà au jour de l’Ascension ; et comme chez moi à la maison, à ma table de travail, j’étais déjà las de leur bruit et de leur sonnerie, je criai à ces jeunes drôlesses qu’il était temps de rentrer en hâte, car le soleil baissait déjà, et elles s’étaient assez distraites en chantant et en buvant.

Il sembla à l’étudiant Anselme qu’on lui expliquait en termes précis ce qu’il avait pressenti depuis longtemps ; et bien qu’il crût voir que le sureau, le mur et le banc de gazon commençaient à tourner en rond avec tous les objets environnants, il rassembla toutes ses facultés pour parler encore, mais l’archiviste ne lui donna pas le temps de dire un seul mot. Il tira rapidement le gant de sa main gauche, et tout en mettant devant les yeux d’Anselme la pierre brillante de flammes et d’étincelles singulières d’une de ses bagues, il dit :

— Regardez donc ici, mon cher monsieur Anselme, et vous pourrez y trouver quelque plaisir.

L’étudiant regarda : ô miracle ! la pierre jeta ses rayons tout autour comme partis d’un foyer brûlant, et les rayons formèrent en se tressant ensemble un miroir du plus pur cristal, dans lequel on voyait les trois serpents d’or danser et bondir avec mille ondulations diverses, tantôt se fuyant, tantôt s’enlaçant ensemble. Et lorsque leurs corps élancés et brillants de mille étincelles venaient à se toucher, alors résonnaient de délicieux accords semblables au son de cloches de cristal, et le serpent qui était au milieu sortit comme plein de désir et d’amour la tête du miroir, et ses yeux d’un bleu sombre parlèrent.

— Me connais-tu, Anselme ? disaient-ils. Crois-tu en moi ? L’amour est dans la confiance, peux-tu aimer ?

— Ô Serpentine, Serpentine ! s’écria l’étudiant Anselme dans son délire insensé.

Mais l’archiviste Lindhorst souffla sur le miroir, les rayons retournèrent dans le foyer avec un pétillement électrique, et il n’y avait plus à la main de l’archiviste qu’une petite émeraude qu’il recouvrit de son gant.

— Avez-vous vu le petit serpent vert d’or, monsieur Anselme ? demanda l’archiviste Lindhorst.

— Ah ! Dieu, oui ! s’écria Anselme, et la charmante Serpentine !

— C’est assez pour aujourd’hui, continua l’archiviste. Du reste, si vous vous décidez à venir travailler chez moi, vous verrez assez souvent ma fille, et je vous procurerai ce plaisir lorsque vous vous serez bravement comporté, c’est-à-dire lorsque vous aurez copié chaque signe avec l’exactitude et la fidélité les plus grandes. Mais vous ne venez jamais chez moi, bien que le greffier Heerbrand m’ait annoncé votre prochaine visite et que je vous aie attendu pendant plusieurs jours.

Quand l’archiviste eut prononcé le nom d’Heerbrand, il sembla à Anselme qu’il eût remis le pied sur la terre, qu’il était l’étudiant Anselme et avait devant lui l’archiviste Lindhorst. Le ton indifférent que celui-ci gardait en parlant faisait un choquant contraste avec les apparitions surprenantes qu’il évoquait en vrai nécromant. C’était quelque chose d’effroyable qui se trouvait encore augmenté par le regard perçant de ses yeux brillants de lumière, qui s’élançaient des cavités de sa figure osseuse, maigre et ridée, comme d’une cage. L’étudiant Anselme fut encore une fois puissamment saisi de cette sensation mystérieuse qui s’était déjà emparée de lui au café, lorsque l’archiviste avait raconté tant de choses extraordinaires. Il se remit avec peine ; et lorsque l’archiviste lui demanda de nouveau : — Pourquoi n’êtes-vous pas venu me voir ? alors il prit sur lui de lui raconter tout ce qui lui était arrivé devant la porte de la maison.

— Cher monsieur Anselme, lui dit l’archiviste lorsque l’étudiant eut terminé son récit, je connais très-bien la femme aux pommes dont il vous plaît de me parler, c’est une fatale créature qui me joue toutes sortes de mauvais tours, et qui s’est fait bronzer pour empêcher, sous la forme d’un marteau de porte, vos agréables visites ; c’est, en effet, intolérable. Voudriez-vous, estimable monsieur Anselme, si vous venez demain à midi chez moi, et si vous remarquez de nouvelles grimaces ou des grognements, lui jeter sur le nez quelques gouttes de cette liqueur, et tout se dissipera aussitôt. Et maintenant, adieu !

Mon cher Anselme, je m’en vais assez rapidement, je ne vous invite pas à vous en revenir à la ville avec moi. Adieu, au revoir, à demain à midi !

L’archiviste donna à l’étudiant Anselme un petit flacon renfermant une liqueur couleur d’or, et il s’éloigna rapidement ; de sorte que dans l’épais crépuscule qui était survenu pendant ce temps, il paraissait plutôt voler vers la vallée que d’y descendre en marchant. Déjà il était près du jardin Cosel, lorsque le vent s’engouffra dans sa vaste redingote et en écarta les pans l’un de l’autre, de sorte qu’ils s’étendirent dans l’air, et il sembla a l’étudiant Anselme, qui suivait l’archiviste d’un œil émerveillé, qu’un gros oiseau étendait ses ailes pour s’envoler. Et tandis que l’étudiant était ainsi immobile dans l’obscurité, un grand vautour gris-blanc s’éleva dans les airs avec un cri bruyant, et d’après ses remarques l’objet blanc qu’il avait pris toujours pour l’archiviste qui s’éloignait devait être le vautour, autrement il lui eût été impossible de comprendre ce que l’archiviste était devenu.

— Il peut s’être envolé aussi en personne naturelle, se dit Anselme à lui-même, car je comprends et je vois que toutes ces figures étranges d’un monde lointain et merveilleux, qui ne m’apparaissaient autrefois que dans mes rêves les plus remarquables, sont entrées dans ma vie réelle pour se mettre en relation avec moi. Qu’il soit ce qu’il doit en être. Tu vis et brûles dans mon cœur, belle, charmante Serpentine ! toi seule peux apaiser le désir immense qui déchire mon âme. Ah ! quand pourrai-je voir tes beaux yeux, chère Serpentine ?

Ainsi parla l’étudiant Anselme à demi-voix.

— C’est un nom impie de païen ! grommela auprès de lui la voix de basse d’un passant qui rentrait en ville.

L’étudiant Anselme s’aperçut à temps de l’endroit où il se trouvait, et s’éloigna d’un pas rapide tout en se disant en lui-même :

— Ne serait-ce pas un véritable malheur si j’allais maintenant être rencontré par le recteur Paulmann ou le greffier Heerbrand ? mais il ne rencontra ni l’un ni l’autre.


CINQUIÈME VEILLÉE.


Madame Anselme conseillère aulique. — Cicero de offictis. — La vieille Lise.
— L’équinoxe.


— Il n’y a absolument rien à faire avec Anselme, dit un jour le recteur, tous mes conseils, toutes mes exhortations sont inutiles, il ne veut s’appliquer à rien, bien qu’il possède les meilleures études d’école, qui sont pourtant la base de tout.

Mais le greffier Heerbrand lui répondit en souriant avec mystère et finesse :

— Donnez à Anselme, mon cher recteur, le temps et l’espace ; c’est un singulier sujet, mais il est capable, et quand je dis capable, cela signifie futur secrétaire intime ou même conseiller de la cour.

— De la cour ! dit le recteur dans le plus grand étonnement, ce mot lui semblant difficile à digérer.

— Chut, continua le greffier Heerbrand, je sais ce que je sais ; déjà depuis quelques jours il fait des copies chez l’archiviste Lindhorst, et celui-ci me disait hier au soir en prenant le café :

— Vous m’avez recommandé un homme intelligent, mon honorable, il fera son chemin. Et maintenant réfléchissez aux personnes qui sont dans la société de l’archiviste. Mais, taisons-nous, nous en reparlerons.

En achevant ces paroles, le greffier sortit avec un malicieux sourire et laissa le recteur immobile de surprise et de curiosité dans son fauteuil. Mais ce discours avait aussi fait sur Véronique une certaine impression.

— N’ai-je pas toujours eu l’idée, se disait-elle à elle-même, que M. Anselme est un jeune homme spirituel, aimable, qui peut aller loin ? Si je savais seulement qu’il eut de l’inclination pour moi ! Mais le soir ou nous allions en gondole sur l’Elbe ne m’a-t-il pas deux fois serré la main ? Ne m’a-t-il pas pendant le duo que nous chantions ensemble jeté un regard tout singulier qui m’a été jusqu’au cœur ? Oui ! oui ! il m’aime réellement, et moi ?

Véronique, comme les jeunes filles le font d’habitude, s’abandonna aux doux rêves d’un joyeux avenir. Elle se voyait madame la conseillère de la cour, habitait un bel appartement dans la rue du Château, ou bien sur le nouveau marché, ou aussi dans la rue Maurice. Son nouveau chapeau, son dernier châle turc lui allaient admirablement, elle déjeunait dans un élégant négligé sur son balcon, tout en donnant à la cuisinière des ordres pour la journée.

— Surtout ne me gâtez pas ce plat, c’est le mets favori du conseiller.

Des élégants levaient les yeux vers elle en disant :

— C’est cette femme divine ! la conseillère de la cour ! son bonnet de dentelle lui sied à ravir !

La conseillère intime Ypsilon envoie son domestique et fait demander s’il plairait à madame la conseillère de la cour d’aller aujourd’hui en voiture aux bains de Link ?

— Mille compliments, je vous prie, je suis déjà engagée à un thé chez la présidente Tz…

Alors arrive le conseiller de la cour Anselme, qui a terminé ses affaires de bonne heure ; il est babillé à la dernière mode.

— Eh quoi ! déjà dix heures ! s’écrie-t-il en faisant sonner sa montre à répétition et en donnant un baiser à sa femme, comment te portes-tu, ma chère petite femme ! Sais-tu ce que j’ai là pour toi ! dit-il et il tire de la poche de son gilet une paire de boucles d’oreilles montées dans le dernier goût, qu’il lui attache lui-même aux oreilles en place de celles qu’elle porte.

— Ah ! les jolies boucles d’oreilles ! s’écrie tout haut Véronique, et elle s’élance de sa chaise en jetant son travail pour en voir l’effet dans la glace.