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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/32

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en croix, car le fleuve n’est pas encore gelé, et conservez cette boucle de cheveux sur votre cœur fidèle. Je renonce encore une fois aux artifices de Satan et souhaite à Anselme une heureuse union avec la couleuvre verte, qui est beaucoup plus belle et plus riche que moi. Je vous aimerai et vous estimerai, cher conseiller, en honnête femme.

— Ah ! Dieu ! ah ! Dieu ! s’écria le recteur Paulmann plein de douleur, elle est folle ! elle ne pourra jamais être conseillère aulique !

— Détrompez-vous, reprit le conseiller, je sais très-bien que mademoiselle Véronique a eu quelque inclination pour Anselme, il est possible aussi qu’elle se soit adressée dans un moment de surexcitation à la femme savante, qui, je le vois, n’est autre que la tireuse de cartes et la marchande de café de la porte de Mer ; en un mot, la vieille Rauerin. Il est impossible de nier qu’il existe aussi certains artifices mystérieux qui ont sur les hommes une grande, une trop grande influence, et les anciens en parlent. Quant à la victoire du salamandre et à l’union d’Anselme avec le serpent vert dont parle mademoiselle Véronique, c’est une allégorie poétique, un poème même, si vous voulez, où l’on chante le départ absolu de l’étudiant.

— Prenez cela comme vous le voudrez, cher conseiller, interrompit Véronique, peut-être n’est-ce qu’un songe ridicule.

— Non pas, reprit le conseiller Heerbrand, car je sais qu’Anselme est au pouvoir de quelque puissance secrète qui l’attire et le pousse dans mille folies.

Le recteur Paulmann ne put y tenir plus longtemps.

— Halte ! s’écria-t-il, au nom de Dieu ! halte ! Avons-nous pris encore de ce maudit punch, ou bien la folie d’Anselme agit-elle sur nous ? Je veux bien croire que c’est l’amour qui vous trouble la cervelle, mais le mariage enlèvera tout cela, autrement j’aurais peur, honorable conseiller, que vous n’ayez aussi quelques attaques de ce genre, et je redouterais pour les enfants à venir un mal héréditaire, le malum de famille. Eh bien ! je bénis cette joyeuse union et je permets au fiancé d’embrasser sa future épouse.

Cela se fit et le mariage fut résolu avant que la soupe eût eu le temps de se refroidir tout à fait.

Quelques semaines plus tard la conseillère aulique Heerbrand, comme elle l’avait vu dans sa pensée, était assise en réalité au balcon d’une belle maison donnant sur le marché neuf, et elle regardait en souriant les élégants qui la lorgnaient en passant et disaient :

— C’est vraiment une femme divine que la conseillère aulique Heerbrand !


DOUZIÈME VEILLÉE.


Nouvelles du bien qu’Anselme a reçu comme gendre de l’archiviste Lindhorst, et sa manière d’y vivre avec Serpentine. — Conclusion.


Comme je comprenais bien au fond de mon âme la félicité de l’étudiant Anselme, qui, uni à la belle Serpentine, s’était retiré dans ce pays merveilleux et plein de mystères qu’il reconnaissait pour la patrie vers laquelle son cœur plein de pressentiments étranges avait aspiré si longtemps ! Mais c’est en vain que j’essayais, cher lecteur, de t’exprimer par des mots, quels qu’ils puissent être, toutes les magnificences dont Anselme était entouré. Je remarquais avec dépit la couleur pâle de l’expression, je me sentais écrasé sous les misères de la vie mesquine de chaque jour, j’étais tourmenté d’un mécontentement profond, je me glissais çà et là comme un homme qui rêve, je tombais enfin, cher lecteur, dans la disposition d’esprit dont je t’ai parlé au quatrième chapitre et où se trouvait alors Anselme.

Je me consumais de chagrin lorsqu’il m’arrivait de parcourir les onze veillées que j’ai heureusement terminées, et je me disais qu’il ne me serait jamais donné de terminer la douzième, qui doit former la conclusion, car aussitôt que je m’asseyais pendant la nuit pour compléter l’œuvre il me semblait que des esprits malicieux (peut-être cousins germains de la sorcière noire) me tenaient devant les yeux un métal poli et resplendissant dans lequel je me voyais pâle, fatigué de la veille, et mélancolique comme le greffier Heerbrand avant l’ivresse du punch. Cela avait duré plusieurs jours et plusieurs nuits, lorsque je reçus de l’archiviste Lindhorst un billet où il m’écrivait ce qui suit :

« Vous avez, m’a-t-on dit, décrit en onze veillées les aventures merveilleuses de mon excellent gendre, autrefois l’étudiant, maintenant le poëte Anselme, et vous vous tourmentez fort de savoir ce que vous aurez à dire dans votre douzième et dernière veillée sur son heureuse existence avec ma fille, dans une terre charmante que je possède en Atlantide. Bien que je ne sois pas très-charmé que vous ayez fait connaître ma personne au monde des lecteurs, ce qui pourrait me procurer mille désagréments dans ma place d’archiviste intime et surtout dans le collège, où l’on vous fait mille questions saugrenues, comme, par exemple, jusqu’à quel point le salamandre peut-il s’être engagé par le serment dans ses devoirs de serviteur de l’État ; jusqu’à quel point surtout peut-on lui confier des affaires sérieuses, si, comme le prétendent Gabalis et Swedenburg, on ne doit nullement avoir confiance dans les esprits élémentaires ; bien que mes meilleurs amis s’effarouchent de mes embrassements dans la crainte que dans un subit moment d’orgueil je n’aille jeter quelques éclairs, et leur gâter leur frisure et leur habit des dimanches ; malgré tout cela je veux cependant vous venir en aide pour l’achèvement de votre œuvre, dans laquelle il est dit beaucoup de bonnes choses sur moi et sur ma chère fille mariée (je désirerais sincèrement être aussi débarrassé des deux autres).

» Si vous désirez écrire la douzième veillée, descendez vos maudits cinq étages et venez chez moi. Vous trouverez dans la chambre bleue des Palmiers, que vous connaissez déjà, tout ce qu’il vous faudra pour écrire, et vous pourrez en peu de mots raconter à vos lecteurs ce que vous aurez vu ; ce qui vaudra beaucoup mieux qu’une description diffuse d’une vie dont vous ne connaissez que ce que vous en avez entendu dire.

» Votre très-humble le salamandre Lindhorst,
archiviste intime du roi. »

Ce billet de l’archiviste Lindhorst me fut très-agréable malgré la rudesse de sa forme. Toutefois il me parut certain qu’il connaissait parfaitement la manière étrange dont j’avais été instruit des aventures de son gendre, que je m’étais engagé à ne révéler à personne, pas même à toi, cher lecteur. Il ne me paraissait pas non plus avoir pris cette indiscrétion en mauvaise part comme j’avais lieu de le craindre. Il m’offrait lui-même son puissant secours pour terminer mon œuvre, et je pouvais raisonnablement en conclure qu’il consentait à laisser publier sa merveilleuse existence dans le mondes des esprits. Il est possible, pensais-je, qu’il voie là un espoir de marier plus tôt les deux filles qui lui restent, car peut-être manque-t-il au cœur de tel ou tel jeune homme cette étincelle qui allume l’amour pour le serpent vert, et qu’il pourrait chercher et trouver peut-être le jour de l’Ascension dans le feuillage du sureau.

Le malheur d’Anselme enfermé dans une bouteille de verre lui servira de leçon pour se garder sérieusement du moindre doute.

Au dernier coup de onze heures j’éteignis ma lampe de travail et je me glissai chez l’archiviste Lindhorst, qui m’attendait dans le vestibule.

— Vous voici déjà, me dit-il, je suis enchanté que vous n’ayez pas méconnu mes bonnes intentions, entrez donc !

Et il me conduisit à travers des jardins éblouissants de lumière dans la chambre bleu d’azur, dans laquelle j’aperçus la table violette sur laquelle Anselme avait travaillé.

L’archiviste disparut et reparut aussitôt tenant à la main une belle coupe d’or d’où s’échappait en pétillant une flamme bleue.

— Je vous apporte ici, me dit-il, la boisson favorite de votre ami le maître de chapelle Jean Kreisler. C’est de l’arack que j’ai allumé après y avoir jeté quelques morceaux de sucre. Goûtez-y un peu. Je vais me défaire de ma robe de chambre, et, pour me distraire et jouir de votre société, pendant que vous vous mettrez à écrire, à regarder, et à écrire encore, je veux monter et descendre tour à tour dans la coupe.

— Comme il vous plaira, très-estimable archiviste, lui dis-je, mais lorsque je voudrai boire vous ne…

— Ne craignez rien, me répondit-il, et il se défit rapidement de sa robe de chambre, monta à mon grand étonnement dans le vase et disparut dans les flammes. Sans la moindre crainte, en écartant de mon souffle doucement le feu je goûtai le breuvage : il était délicieux.

Les feuilles d’émeraude du palmier ne frissonnent-elles pas avec un doux murmure et un léger bruit, comme caressées par le souffle du vent du matin ? Éveillées de leur sommeil, elles s’abaissent, s’agitent et parlent avec mystère de prodiges que des sons de harpe, accourus comme des lointains, viennent annoncer. L’azur se détache des murailles et roule comme un nuage odorant en montant et en redescendant sans cesse.

Mais des rayons éblouissants déchirent la vapeur, qui tourne comme dans une joie enfantine et s’élève en tourbillonnant jusqu’à la voûte immense qui s’élève au-dessus du palmier.

Les éclairs se succèdent toujours plus éclatants jusqu’au moment où je vois un bois à perte de vue en plein soleil.

Là j’aperçus Anselme.

Des hyacinthes enflammées, des tulipes et des roses élèvent leur tête, et leurs parfums lui disent dans leur charmant langage :

Erre parmi nous, bien-aimé, toi qui nous comprends, notre parfum est un amoureux désir, nous t’aimons et t’appartenons pour toujours ! Les rayons d’or brûlent avec ta couleur de feu, nous sommes le feu allumé par l’amour. Le parfum est le désir, mais le feu est la passion, et ne vivons-nous pas dans ton âme, nous sommes à toi !

Les sombres bocages frémissent et murmurent et les grands arbres aussi :

Viens à nous, bienheureux ! bien-aimé ! le feu est la passion, mais notre ombrage frais est l’espérance, nous caresserons la tête de nos chuchotements amoureux, car tu nous comprends, parce que l’amour est dans ton cœur.