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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/36

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— Je ne peux entrer chez personne.

— Vous ne m’échapperez pas, j’irai avec vous.

— Alors vous pourriez courir plusieurs centaines de pas avec moi. Mais vous vouliez entrer au théâtre.

— Je voulais voir Armide ; mais maintenant…

— Maintenant vous entendrez Armide. Accompagnez-moi.

Nous remontâmes en silence la rue Frédéric ; il tourna rapidement dans une rue de côté. Je pouvais à peine le suivre, tant il marchait vite. Enfin il s’arrêta devant une maison de peu d’apparence. Il frappa assez longtemps, on ouvrit enfin. Nous atteignîmes en tâtonnant dans l’obscurité l’escalier, puis une chambre dans les étages supérieurs. Mon guide en referma la porte, et bientôt il entra en tenant une lumière allumée. L’aspect de l’ameublement de la chambre me causa une vive surprise. Des chaises à l’ancienne mode très-richement ornées, une pendule attachée au mur dans une cage dorée, un miroir large et massif donnaient à l’ensemble l’apparence sévère d’une splendeur d’une autre époque. Dans le milieu se voyait un clavier sur lequel étaient un grand encrier de porcelaine et tout près quelques feuilles de papier rayé. Un rapide regard jeté sur ces objets destinés à la composition me convainquit cependant que l’on n’avait rien écrit depuis longtemps. Le papier était tout jauni, et une épaisse toile d’araignée recouvrait l’écritoire. Mon homme s’avança vers une armoire placée dans un coin de la chambre et que je n’avais pas remarquée ; et lorsqu’il tira le rideau qui la couvrait, j’aperçus une rangée de livres bien reliés avec ces inscriptions en lettres d’or :

orphée, armide, alceste, iphigénie, etc.

— Vous possédez toutes les œuvres de Gluck ? m’écriai-je. Il ne répondit rien ; mais sa bouche se contracta dans un sourire nerveux, et le jeu des muscles de ses joues creuses donna un moment à son visage l’apparence d’un masque affreux. Son regard sombre fixé sur moi, il saisit un des volumes (c’était Armide), et s’avança vers le clavier d’un pas solennel. Je levai rapidement le couvercle et redressai le pupitre. Il parut sensible à cette attention, il ouvrit le livre, et… quel fut mon étonnement, je vis du papier rayé sans une seule note écrite !

— Je vais jouer l’ouverture, dit-il, retournez les pages à temps !

Je le lui promis et alors il joua magnifiquement et en maître avec des accords bien pris le majestueux temps de marche qui commence l’ouverture sans s’écarter de l’original ; mais l’allégro se trouvait entremêlé des idées principales de Gluck, il apporta des variantes nouvelles si remplies de génie, que mon étonnement allait en croissant de plus en plus. Ses modulations étaient surtout saisissantes sans être jamais aiguës, et il savait entourer la simple mélodie principale de fioritures si mélodieuses, qu’elle apparaissait toujours sous une forme rajeunie. Son visage était en feu : tantôt ses sourcils se fronçaient comme si une colère longtemps contenue eût été sur le point d’éclater avec violence, et tantôt, ses yeux nageaient dans les larmes de la mélancolie la plus profonde. Quelquefois il chantait le thème avec une agréable voix de ténor, tandis que ses deux mains parcouraient artistement les touches ; d’autres fois dans son chant il imitait d’une façon étrange le son bruyant des cymbales. Je tournais attentivement les pages en suivant ses regards.

L’ouverture se termina. Il se rejeta en arrière tout épuisé et les yeux fermés dans son fauteuil. Bientôt il se redressa, et, tout en feuilletant rapidement plusieurs pages blanches du livre, il dit d’une voix sourde :

— J’ai écrit tout ceci, monsieur, lorsque je revins du pays des songes ; mais je dévoilais les choses saintes aux impurs, et une main glacée saisit ce cœur plein de feu ! Il ne se brisa pas, et je fus condamné à errer comme un esprit en peine, sans forme, afin que personne ne pût me reconnaître parmi ceux à qui j’avais voulu donner la lumière, jusqu’à ce que l’héliotrope vienne m’élever de nouveau vers l’Éternel… Ah !… maintenant chantons la scène d’Armide.

Et il chanta la scène finale d’Armide avec une expression qui me pénétra jusqu’au fond du cœur. La aussi il s’écarta sensiblement de l’original, mais ses changements restaient toujours dans les données du théâtre de Gluck. Tout ce que la haine, l’amour, le désespoir et la rage peuvent exprimer au plus haut degré était reproduit dans ses chants. Sa voix était celle d’un jeune homme, et des sons les plus profonds elle s’élevait jusqu’à la puissance la plus vibrante des notes élevées. Toutes mes fibres tremblaient, j’étais hors de moi. Lorsqu’il eut uni, je me précipitai dans ses bras et m’écriai d’une voix oppressée :

— Qu’est-ce que cela, qui êtes-vous ?

Il se leva, et d’un œil pénétrant et sévère me regarda des pieds à la tête ; mais, lorsque je voulais l’interroger encore, il était déjà sorti de la chambre avec la lumière et m’avait laissé dans l’obscurité. Une demi-heure s’était déjà ainsi passée, je désespérais de le revoir et cherchais en m’orientant par la position du clavier à ouvrir la porte lorsqu’il rentra tout à coup en habit de cérémonie brodé avec un riche gilet, l’épée au côté et tenant la lumière. Je restai immobile. Il s’avança vers moi, me prit doucement la main et me dit avec un étrange sourire ;

— Je suis le chevalier Gluck !


LES AVENTURES

DE

LA NUIT DE SAINT-SYLVESTRE.

I.

La bien-aimée.

J’avais la mort, la froide mort dans l’âme ; oui, des aiguilles de glace venues comme du plus profond du cœur semblaient déchirer mes nerfs inondés d’un torrent de feu. Je courais impétueusement, oubliant chapeau et cape dans la nuit orageuse et sombre. Les drapeaux des tours claquaient : on aurait cru entendre le temps toucher le rouage de sa terrible horloge, et voir aussitôt l’ancienne année, comme un immense décombre, rouler avec un bruit sourd dans le noir abîme.

Tu sais déjà que ce temps, Noël et nouvelle année, qui réveille en vous tous une joie si brillante et si pure, me jette toujours hors de ma tranquille cellule sur une mer aux flots écumeux et irrités, Noël ! ce sont des jours qui pour moi brillent d’une lueur amie, je ne peux pas attendre, je suis meilleur, plus candide que dans toute l’année, mon âme ouverte à une véritable ivresse ne nourrit aucune pensée sombre ou haineuse ; me voici de nouveau l’enfant qui pousse des cris de joie, de charmantes petites figures d’anges me sourient des resplendissantes boutiques de Noël au milieu de tant de sculptures peintes et dorées, et à travers la foule bruyante arrive comme des lointains un accord d’orgues qui chante « Un enfant nous est né ! »

Mais, hélas ! après la fête tout écho se tait, et les heures s’éteignent dans de sombres ténèbres. Les pétales des fleurs de l’année tombent épais et flétris, leur calice se ferme à jamais, et nul printemps ne donne une existence nouvelle à leurs branches desséchées.

Je le sais, mais un pouvoir ennemi se dresse devant moi, quand l’année décline, avec la malicieuse joie que lui cause le mal.

— Vois, me dit-il bas à l’oreille, combien d’amis tu as perdus cette année, qui ne reviendront plus ; mais aussi tu as gagné en sagesse, tu ne t’adonnes plus aux plaisirs frivoles, tu deviens de plus en plus un homme sérieux, la joie te quitte tout à fait.

Pour la Saint-Sylvestre le démon me tient toujours en réserve une distraction particulière. Il sait, au moment favorable, m’entrer ses griffes dans la poitrine avec son rire ironique, et il s’abreuve du sang de mon cœur. Il trouve partout un aide ; comme hier le conseiller de justice, qui vint le seconder vaillamment.

Chez lui (je parle du conseiller) se trouve toujours ce jour-là une grande société rassemblée, et il veut pour la chère nouvelle année préparer à chacun un plaisir où il s’embusque avec tant de maladresse que tout l’amusement qu’il a préparé à grand’ peine s’écroule dans un risible désappointement.

Lorsque j’entrai dans l’antichambre, le conseiller de justice vint rapidement à ma rencontre, empêchant mon entrée dans le sanctuaire d’où sortait une vapeur de thé et de parfums enivrants. Il paraissait extraordinairement aimable et mutin. Il souriait en me regardant d’une façon toute particulière.

— Mon jeune ami, mon jeune ami, me disait-il, dans la chambre, là, vous attend quelque chose de ravissant, une surprise de fin d’année ; ne soyez pas trop ému.

Ces paroles me tombèrent sur le cœur, de sombres pressentiments s’élevèrent, et je me sentais inquiet et oppressé.

On ouvrit les portes, je hâtai le pas, et j’entrai.

Son image m’apparut au milieu des femmes assises sur le sopha. C’était elle ! — elle-même je n’avais pas vue depuis si longtemps ! Les plus beaux instants de ma vie brillèrent en mon âme dans un immense rayon de feu. Plus de mortels adieux ! périsse l’idée d’une séparation. Quel miraculeux hasard l’avait amenée là, dans la société du conseiller de justice que je ne savais pas qu’elle connût ! Je ne le savais pas et ne cherchai pas à m’en inquiéter. Je la retrouvais, je n’en voulais pas plus.

Je serais resté là, immobile, comme frappé de la foudre, mais le conseiller me poussa doucement.

— Mon jeune ami, mon jeune ami ! me disait-il.

Je m’avançais nonchalamment, je ne voyais qu’elle, et ces mots échappèrent péniblement de ma poitrine :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Julie ici !

J’étais tout près de la table de thé, alors Julie m’aperçut. Elle se leva et me dit du ton d’une presque étrangère :

— Je suis enchantée de vous voir ici, vous avez très-bonne mine.

Et puis elle reprit sa place assise et demanda à une dame assise près d’elle :

— Donnera-t-on quelque spectacle intéressant la semaine prochaine ?

Vous vous approchez d’une fleur charmante, qui brille à vos yeux, embaumée des plus beaux parfums, et puis lorsque vous baissez la