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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/39

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Ce nom brûla mon cœur, l’effroi s’était envolé, je secouai rudement le petit en criant :

Hé ! mon bon ami ! comment vous trouvez-vous dans ma chambre ! éveillez-vous et allez au diable, je vous prie.

Le petit ouvrit les yeux et jeta un sombre regard.

— C’était un mauvais rêve, s’écria-t-il ; merci de m’avoir éveillé.

Ces mots résonnaient à mon oreille comme autant de doux soupirs. Je ne sais comment il arriva que le petit me parut tout autre : tellement que le chagrin dont il était saisi pénétra dans mon âme, et que toute ma colère s’en alla en sympathie mélancolique. Une courte explication suffit alors pour me faire comprendre que le portier m’avait par inadvertance ouvert la chambre du petit homme, et que c’était en intrus que j’avais troublé son sommeil.

— Monsieur, me dit-il, je dois vous avoir paru dans la taverne tout à fait fou et impertinent ; si vous vous en êtes rapporté à ma manière d’être, elle est, je ne puis le nier, de temps à autre influencée par un lutin qui me pousse en dehors des convenances. Quelque chose de pareil ne vous arrive-t-il pas ?

— Ah Dieu ! oui, répondis-je tout confus, et ce soir même, lorsque je revis Julie…

— Julie ? coassa le petit avec une voix agaçante, et son visage éprouva une secousse qui lui fit prendre tout à coup les traits du vieillard. Oh ! laissez-moi tranquille, mon bon, et ayez la complaisance de voiler cette glace.

Ces paroles furent prononcées d’une voix éteinte et la tête tournée vers son oreiller.

— Monsieur ! lui dis-je, le nom de l’objet de mon amour que j’ai perdu pour toujours semble éveiller en vous un étrange souvenir, et aussi vos traits agréables se décomposent singulièrement. Cependant j’espère passer tranquillement la nuit avec vous, car je vais tirer le rideau sur le miroir et me mettre au lit.

Le petit se redressa, et avec sa figure de jeune homme, me jetant un regard doux et bienveillant, il prit ma main et me dit en la serrant avec douceur :

— Dormez tranquille, monsieur ! je vois que nous sommes enveloppés dans un même malheur. Ah ! Julia ! Julietta ! Eh bien ! qu’il en soit ce qu’il en doit être, vous exercez sur moi un irrésistible pouvoir. Je ne peux m’empêcher de vous confier mon secret le plus profond. Et puis alors haïssez et méprisez-moi.

En disant ces mots le petit homme se leva doucement, se couvrit d’une large robe de chambre blanche et se glissa comme un spectre vers le miroir, devant lequel il se plaça. Ah ! le miroir refléta distinctement les deux lumières, tous les objets de la chambre et moi-même, mais l’image du petit homme ne s’y reproduisait pas, aucun rayon ne reflétait son visage attristé. Il se tourna vers moi la figure bouleversée par le désespoir, et me serra les mains en me disant :

— Maintenant vous connaissez mon effroyable peine. Schlemil, cette bonne âme, est digne d’envie comparé avec moi réprouvé. Il a par étourderie vendu son ombre portée, mais moi, moi, je lui ai donné mon reflet à elle… à elle… Oh ! oh ! oh !

Et en gémissant ainsi, les mains serrées sur ses yeux, le petit chancela jusque vers le lit, oh il alla bientôt tomber. Je restai comme privé de mouvement. Le soupçon, le mépris, l’effroi, la compassion, la pitié venaient tour à tour m’agiter en faveur du petit ou contre lui. Celui-ci commença bientôt à ronfler mélodieusement, et je ne pus résister à la vertu narcotique de ces accords. Je rouvris vite le rideau, j’éteignis les deux lumières, et je me jetai comme le petit sur le lit, où je fus bientôt plongé dans un profond sommeil. Le matin pouvait être venu déjà, lorsque je fus réveillé par une lumière éclatante. J’ouvris les yeux et j’aperçus le petit homme dans une robe de chambre blanche, le bonnet de nuit sur la tête. Il me tournait le dos et assis devant la table il écrivait avec action à la lueur des deux lumières. Il avait l’apparence d’un fantôme, et je me sentis venir de l’effroi. Un songe me saisit aussitôt et m’emporta chez le conseiller de justice, où je me retrouvai assis à côté de Julie sur l’ottomane. Et bientôt il me sembla que la société tout entière formait une risible exposition des nuits de Noël, composée de renards, de saules, etc. Le conseiller était une petite figure de gomme avec un jabot de papier. Les arbres et les buissons de roses croissaient de plus en plus. Julie se leva et me tendit un bol de cristal d’où sortaient des langues de flamme bleues. Alors je me sentis tirer le bras. Le petit était derrière moi avec son visage de vieillard et me disait :

Ne bois pas, ne bois pas, regarde-la bien, ne l’as-tu pas déjà vue dans les tableaux exécutés par Breughel, Callot ou Rembrandt !

J’avais horreur de Julie, car avec son costume à plis serrée, ses larges manches, sa coiffure, elle ressemblait aux jeunes filles séductrices entourées des monstres de l’enfer que l’on voit dans les tableaux de ces maîtres.

— Pourquoi as-tu peur ainsi, me disait Julie, je te possède entièrement, toi et ton reflet ?

Je saisis le bol ; mais le petit sautait sur mes épaules comme un écureuil, et avec le mouvement de sa queue soufflait dans les flammes en criant d’une voix perçante : Ne bois pas ! ne bois pas !

Cependant toutes les figures de sucre de l’exposition s’animaient et remuaient comiquement les bras et les jambes ; le conseiller de justice, en gomme, s’avançait vers moi, et me disait avec une toute petite voix :

— Pourquoi ce tapage, mon bon ami, pourquoi ce tapage ? Mettez-vous donc enfin sur vos pieds, car je remarque que vous marchez dans l’air par-dessus les tables et les chaises.

Le petit homme avait disparu, Julie n’avait plus le bol à la main.

— Pourquoi donc ne voulais-tu pas boire, disait-elle, la flamme pure qui s’élançait vers toi de la coupe n’était-elle pas le baiser que tu as un jour reçu de mes lèvres ?

Je voulais la serrer sur mon cœur, mais Schlemil se montrait entre nous en disant :

— C’est elle, c’est Mina, qui a épousé le Raskal !

J’avais marché sur quelques figures de sucre, qui sanglotaient fort ; mais bientôt elles s’augmentaient par centaines et par milliers, s’agitaient à mes côtés, s’élevaient vers moi dans un hideux tourbillon, et bourdonnaient en m’entourant comme un essaim d’abeilles.

Le conseiller de gomme s’était élevé jusqu’à ma cravate, qu’il serrait de plus en plus.

— Damné conseiller de gomme ! m’écriai-je à haute voix ; et je m’éveillai.

Il était grand jour, et la pendule marquait onze heures. Mon affaire avec le petit homme était aussi un rêve fait éveillé, me disais-je en moi-même, lorsque le domestique, qui arrivait avec mon déjeuner, me dit que le monsieur dont j’avais partagé la chambre était parti de bonne heure, et me faisait faire ses compliments. Je trouvai sur la table devant laquelle le petit homme-fantôme s’était assis pendant la nuit une feuille fraîchement écrite dont je rapporte ici le contenu, car l’histoire est vraiment singulière.

HISTOIRE DU REFLET PERDU.

Enfin il était exaucé, le souhait qu’Érasme Spiker avait pendant toute sa vie nourri dans son âme. Le cœur joyeux, la bourse pleine, il quittait les climats du Nord pour diriger son voyage vers l’Italie. La bonne et chère ménagère versa des torrents de larmes. Elle porta son fils le petit Érasme, après lui avoir soigneusement essuyé le nez et la bouche, dans la voiture, pour que le père pût encore lui donner de longs baisers d’adieu.

— Adieu, cher Érasme Spiker, disait cette femme en sanglotant, je veux bien soigner la maison ; pense souvent à moi, et ne perd pas ta jolie casquette de voyage en regardant à moitié endormi, selon ton habitude, en dehors de la portière.

Spiker le lui promit.

Dans la belle Florence Spiker trouva quelques compatriotes, qui dans toute l’ardeur et l’amour des plaisirs de la jeunesse, se livraient aux jouissances enivrantes qu’offre ce beau pays. Il se montra pour eux un joyeux compagnon ; et l’on organisa plusieurs parties charmantes, auxquelles Spiker, par son esprit vif, et son talent de joindre le bon sens au plus fou laisser aller, donna un entrain particulier. Il advint de là, que les jeunes gens, parmi lesquels on comptait Érasme, alors âgé de vingt sept ans, donnèrent une joyeuse fête de nuit dans le bosquet illuminé d’un jardin odorant. Chacun, à l’exception d’Érasme, avait amené une dame. Les hommes portaient l’ancien costume allemand dans toute son élégance ; les femmes étaient couvertes de brillants costumes tout à fait fantastiques ; et choisis selon le goût de chacune d’elles. Celle-ci ou celle-là avait-elle chanté une galante chanson italienne avec l’accompagnement de mandolines, alors les hommes, au joyeux choc des verres remplis de vin de Syracuse, entonnaient en chœur une ronde énergique d’Allemagne. L’Italie est le pays de l’amour ; le vent du soir, soufflant comme des soupirs langoureux, parcourait comme de vagues sons d’amour les bosquets odorants de jasmins et d’orangers, et se mêlait aux jeux attrayants que les belles señoras avaient entrepris avec les tendres bouffonneries qui sont le propre des dames d’Italie. La joie s’éveillait et croissait de plus en plus. Frédéric, le plus ardent de tous, se leva enlaçant d’un bras la taille de sa bien-aimée, et de l’autre main levant en l’air son verre rempli de vin de Syracuse, qui formait d’incessantes perles, il s’écria :

— Peut-on trouver le bonheur céleste ailleurs que près de vous, belles femmes d’Italie, vous êtes l’amour, l’amour même ! Mais, toi, Érasme, ajouta-t-il en se tournant vers Spiker, n’est-il pas étrange que non-seulement, contre tout ordre et toute raison, tu n’aies pas amené de femme à cette fête, mais que tu sois aujourd’hui si triste et concentré que si tu n’avais pas vaillamment bu et chanté je croirais que tu es devenu tout d’un coup un ennuyeux hypocondriaque ?

— Je dois l’avouer, Frédéric, répondit Érasme, qu’il m’est impossible de trouver du plaisir à tout ceci. Tu sais que j’ai laissé chez moi une bonne femme que j’aime du plus profond du cœur, et envers laquelle je serais parjure si je me livrais même seulement ce soir à des jeux trop libres avec une autre. C’est bien différent pour vous autres garçons ; mais, moi, père de famille…

Les jeunes gens rirent à gorge déployée lorsqu’Érasme s’efforça,