Aller au contenu

Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

embaumée l’herbe de la prairie qui brille éclatante comme l’or aux rayons du soleil levant. À l’étroit dans ta voiture, tu en descends, et suis les sentiers de la forêt, à la fin de laquelle tu aperçois au moment de descendre dans la vallée un petit village. Alors s’avance aussitôt vers toi dans le bois un grand homme maigre dont le singulier accoutrement te force à t’arrêter pour le voir.

Il porte un petit chapeau de feutre gris entré de force sur une perruque couleur de goudron, un costume complètement gris, habit, veste et culotte, ainsi que ses souliers et ses bas, le bâton même qu’il porte est couvert d’un vernis gris.

Alors cet homme marche vers toi d’un pas précipité, et en te fixant de ses yeux enfoncés il ne semble pas te voir ; et lorsqu’il se précipite sur toi, tu lui dis :

— Bonjour, monsieur.

Il tressaille comme s’il sortait d’un profond sommeil. Alors il porte la main à son feutre et dit d’une voix creuse et larmoyante :

— Bonjour ! Ô monsieur, que nous devons être joyeux d’avoir une belle matinée ! les pauvres habitans de Santa-Cruz ! deux secousses, et puis la pluie tombe à torrents.

Tu ne sais, cher lecteur, ce que tu dois répondre à cet homme singulier ; et lorsque tu y réfléchis, avec un Permettez, monsieur ! il a déjà tâté ton front et regardé dans ta main.

— Le ciel vous bénit.

Vous êtes sous une heureuse influence, ajoute-t-il d’une voix aussi sourde et lamentable qu’auparavant.

Et puis il continue à marcher.

Cet homme singulier n’est autre que le sieur Dapfuhl de Zabelthau, dont la propriété héréditaire est le petit village de Dapfuhlheim, qui est là devant toi dans la plus riante contrée, et dans lequel tu entres à l’instant.

Tu veux déjeuner, lecteur ; l’auberge a une apparence triste, et comme tu ne peux pas te contenter de lait, alors on t’indique la maison seigneuriale, où la noble demoiselle Anna viendra t’offrir ce qu’elle a en réserve. Tu t’y présentes sans façon ; il n’y a rien à dire de la maison, sinon qu’elle a vraiment des portes et des fenêtres comme le château du baron Tontertonktronk en Westphalie. Pourtant au-dessus de la grande porte s’étalent orgueilleusement les armoiries de la famille de Zabelthau découpées en bois avec l’art habituel au pays. Mais cette maison emprunte un singulier éclat du voisinage des murs d’enceinte d’un vieux bourg en ruine, sur lesquels elle s’appuie du côté du nord ; de telle manière que c’est la porte de derrière de l’ancien château qui forme maintenant l’entrée de la cour, au milieu de laquelle s’élève la grande tour de vigie encore intacte. De cette porte ornée par l’écusson de la famille sort une jeune fille aux joues roses que l’on peut appeler belle avec ses yeux bleus et clairs. Les formes ont seulement peut-être un peu trop de rondeur. Sa bienveillance la porte à te faire entrer dans la maison, et bientôt, remarquant tes besoins, elle te fait servir un excellent lait, un énorme pain au beurre et un jambon rouge, qui semble avoir été préparé à Bayonne, et un petit verre d’eau-de-vie. Et la jeune fille, qui n’est autre que la demoiselle Anna de Zabelthau, parle avec abandon et gaieté de tout ce qui concerne le ménage, et elle déploie sur ce point les connaissances les plus étendues ; alors résonne une forte voix, qui semble venir des airs :

Anna ! Anna ! Anna !

Tu tressailles ; mais la Jeune fille te dit affectueusement :

— Mon père est de retour de sa promenade, et il demande son déjeuner du fond de son cabinet de travail,

— Comment ! t’écries-tu étonné.

— Oui, répond la demoiselle Anne ou Annette, comme l’appellent ses valets, le cabinet de travail de mon père est là haut sur la tour et il appelle avec un porte-voix.

Et alors, bien-aimé lecteur, tu vois Annette ouvrir l’étroite porte de la tour et s’élancer avec la fourchette même dont tu t’es servi et un large morceau de jambon, du pain et de l’eau-de-vie. Elle est presque aussitôt de nouveau près de loi, et, te guidant à travers son jardin, elle te parle beaucoup de plumages variés, de rapuntika, de la petite tête verte de Montruc, du Grand Mogol, de la tête du prince Jaune. Et tu restes étonné, ne sachant pas que tous ces grands noms à étalage ne s’appliquent pas à autre chose qu’aux salades et aux choux.

Je supposé, cher lecteur, que la courte visite que tu fais à Dapfuhlheim est suffisante pour te mettre au courant de l’histoire intime de la maison dont je me propose de te raconter quelques faits surprenants et presque incroyables.

Le seigneur Dapfuhl de Zabelthau était dans sa jeunesse fort peu sorti dit château de ses pères, qui possédaient des terres immenses. Son maître d’hôtel, un vieillard original, nourrissait, en lui enseignant les langues orientales, son penchant pour le mysticisme, ou pour mieux dire pour les opérations magiques. Le maître d’hôtel, donc, mourut et laissa au jeune Dapfuhl une bibliothèque tout entière de livres des sciences occultes, dans lesquelles il était versé. Les parents du jeune Dapfuhl moururent aussi, et celui-ci commença de grands voyages dans l’Égypte et dans l’Inde : voyages dont le maître d’hôtel lui avait fait naître le désir. Lorsqu’il revint enfin, après bien des années, il trouva qu’un sien cousin avait administré sa fortune avec un si grand zèle, qu’il ne lui restait plus en propriété que le petit village de Dapfuhlheim. Le sieur Dapfuhl de Zabelthau était trop charmé par l’or éclos au soleil d’un plus haut monde pour apporter une grande importance aux choses terrestres. Bien plus, il remercia le cousin du plus profond de son cœur de lui avoir laissé le charmant Dapfuhlheim avec sa belle haute tour de vigie, qui semblait avoir été bâtie pour les opérations astrologiques, et il y fit installer son cabinet de travail.

Le cousin attentionné décida que le sieur Dapfuhl de Zabelthau devait se marier ; Dapfuhl en comprit aussitôt la nécessité et épousa la demoiselle que le cousin lui avait choisie. La femme quitta la maison aussi vite qu’elle y était entrée. Elle mourut après avoir mis une fille au monde. Le cousin fit la noce, le baptême et l’enterrement, de sorte que Dapfuhl, du haut de sa tour, ne remarqua rien autre chose qu’une très-apparente comète qui apparut au ciel, à la constellation de laquelle le mélancolique Dapfuhl, toujours prêt à pressentir une catastrophe, vit son sort attaché.

La petite fille montra, sous la direction de sa vieille grand’ tante et à la grande satisfaction de celle-ci, une disposition très-prononcée pour les soins du ménage. La demoiselle Annette dut apprendre à servir, comme on dit, à partir de la pique. Elle fut d’abord gardienne des oies, ensuite servante, grande servante, ménagère ; elle en arriva à être maîtresse de maison, de sorte que la théorie fut expliquée et corroborée par une pratique active. Elle aimait extraordinairement les oies, les canards, les poules, les pigeons, les moutons et les brebis ; et même un troupeau de charmants petits cochons ne lui était nullement indifférent, bien qu’elle n’eut pas choisi pour son bichon favori un petit cochon de lait blanc orné d’un ruban et d’un grelot, comme le fit une fois une demoiselle d’un pays quelconque. Mais avant tout, et même avant le soin des fruits, passait le jardin potager. Mademoiselle Annette avait acquis de la science campagnarde de sa tante, comme le lecteur a pu s’en apercevoir, de jolies connaissances théoriques sur l’éducation des légumes, sur le labourage, les semences, les plantations, et alors non-seulement elle présidait à ces opérations, mais elle y prêtait aussi son concours actif et savait au besoin manier une lourde bêche. Ainsi, tandis que le sieur Dapfuhl de Zabelthau était plongé dans ses observations astrologiques et autres mystères, la demoiselle Annette, de son côté, conduisait de son mieux le ménage. Et, comme nous disions, il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’elle fût presque hors d’elle de joie en voyant cette année l’état florissant de son jardin potager. Un champ de carottes surtout surpassait tout le reste par le luxe de sa floraison, et il promettait une récolte inusitée.

— Ah ! mes belles carottes ! s’écriait à chaque instant mademoiselle Annette, et elle frappait des mains, dansait à l’entour et gesticulait comme un enfant béni du Christ. Il était vrai aussi que les carottes paraissaient dans la terre partager la joie d’Annette, car les légers éclats de rire que l’on entendait s’élevaient du champ sans aucun doute. Annette n’y faisait pas particulièrement attention ; elle s’élança à la rencontre du valet qui lui criait en tenant une lettre en l’air :

— C’est pour vous, mademoiselle Annette ; Gottlieb l’a rapporté de la ville.

Annette reconnut aussitôt en lisant l’adresse que la lettre était du jeune Amandus de Nebelstern, fils d’un propriétaire du voisinage, et pour le moment étudiant à l’université. Amandus s’était persuadé, lorsqu’il demeurait dans le village du père et venait tous les jours au château de Dapfuhlheim, qu’il ne pourrait aimer jamais que mademoiselle Annette ; et de son côté mademoiselle Annette était convaincue qu’il lui serait impossible d’éprouver un tendre sentiment pour un autre que pour Amandus le cavalier aux boucles de cheveux brunes. Et l’un et l’autre, Annette et Amandus, étaient convenus de s’épouser le plus tôt possible et de faire le plus heureux couple de toute la terre. Amandus était au reste un gai et franc jeune homme, mais il tomba dans les mains d’un homme, Dieu sait lequel, et cet homme lui persuada non-seulement qu’il était un grand poëte, mais le poussa à accoucher de quelques œuvres. Et cela lui réussit si bien qu’en très-peu de temps il avait sauté par-dessus ce que quelques-uns appellent le plat esprit prosaïque et le bon sens, en prétendant à tort qu’ils peuvent s’allier avec la plus vive fantaisie. Ainsi la lettre que la demoiselle Annette ouvrait avec tant de joie était du-jeune sieur Amandus de Nebelstern, et celle-ci lut :

« Fille Céleste,

» Vois-tu, comprends-tu, pressens-tu ton Amandus entouré des fleurs et des boutons d’oranger du soir embaumé, couché sur le dos dans un tapis de verdure, et levant en haut vers le ciel des yeux pleins d’un pieux amour et d’une adoration remplis de désirs ! Il tresse en couronne le thym, la lavande, les œillets, et les roses, et les narcisses aux yeux jaunes, et les pudiques violettes. Et les fleurs sont des pensées d’amour, des pensées pour toi, ô Anna ! mais la simple prose ne convient pas à des lèvres enthousiastes. Écoute, oh ! écoute comme je vais dans un sonnet te parler de mon amour.

» La flamme amoureuse brille dans mille soleils altérés ;

» Ah ! l’ardeur du désir brûle aussi le cœur.