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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/51

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sa manière de comprendre la beauté, déjà connue du lecteur, différait de tout l’espace du ciel de l’idée que les jeunes filles portent en elles, et il avait assez d’expérience de la vie pour savoir que ces jeunes filles, déjà nommées, pensent que l’esprit, l’intelligence, le génie, le sentiment sont de bons locataires dans une belle maison, et qu’un homme qui n’a pas un habit bien fait à la dernière mode, fût-il un Shakspeare, un Goethe, un Tieck, un Frédéric Richter, court grand risque d’être complètement évincé par un lieutenant de hussard, assez agréablement bâti, avec son uniforme de parade, toutes les fois qu’il plaira à celui-ci de s’approcher d’une jeune fille. Il en était arrivé tout autrement avec Annette, et il n’était question ni d’esprit ni de beauté : seulement il arrive rarement qu’une pauvre fille de campagne devienne reine tout d’un coup ; et le sieur Dapfuhl ne pouvait guère deviner cela, d’autant plus que les astres refusaient de lui venir en aide.

Les trois personnages Porphirio, Dapfuhl et Annette étaient, on peut le croire, un cœur et une âme, et cela alla si loin que le sieur Dapfuhl quitta sa tour plus souvent que jamais pour venir causer avec son gendre chéri sur mille petites choses récréatives ; et il avait surtout pris l’habitude de prendre son déjeuner en bas, dans la maison. Dans le même moment le sieur Porphirio sortait de son palais de soie, et venait goûter des pains au beurre de mademoiselle Annette.

— Ah ! ah ! lui disait souvent tout bas à l’oreille demoiselle Annette, si papa savait que vous êtes un roi, cher Cordouan Spitz !

— Calme-toi, mon cœur, et ne te meurs pas de joie, répondait Daucus Carotta Ier, le moment de l’allégresse est proche.

Il arriva que le maître d’école avait fait hommage à mademoiselle Annette de quelques bottes des plus magnifiques radis de son jardin. C’était le plus grand plaisir qu’on pût faire à la demoiselle, parce que le sieur Dapfuhl les aimait beaucoup, et qu’elle n’en pouvait pas cueillir dans le potager occupé par le palais, et cela lui fit faire la remarque qu’elle n’avait pas vu de radis dans la foule d’herbes et de plantes du palais. Demoiselle éplucha les radia et les porta à son père pour son déjeuner. Déjà le sieur Dapfuhl avait impitoyablement ôté à plusieurs leur couronne de feuilles, et les avait joyeusement mangés après les avoir trempé dans le sel, lorsque Cordouan Spitz entra.

— Ô mon Ockerodastes, goûtez donc ces radis ! lui dit le sieur de Zabelthau.

Il restait encore sur l’assiette un radis, le plus beau et le plus gros de tous. À peine Cordouan Spitz l’aperçut-il, que ses yeux commencèrent à briller d’un feu menaçant, et qu’il s’écria d’une voix terrible et courroucée :

— Eh quoi ! comte indigne ! vous osez vous présenter devant mes yeux, vous poussez l’impudence jusqu’à pénétrer dans une maison que mon pouvoir protège ! Ne vous ai-je pas banni pour toujours, vous qui vouliez me disputer mon trône légitime ? Retirez-vous, traître vassal !

Deux petites jambes s’allongèrent aussitôt sous la grosse tête du radis, et il s’en servit pour sauter de l’assiette, et puis il se plaça devant Cordouan Spitz, et s’exprima ainsi :

— Cruel Daucus Carotta Ier, tu t’efforces en vain d’anéantir ma race ! quelqu’un de ta famille a-t-il jamais eu une tête aussi grosse que moi et mes parents ? Nous avons l’esprit, la sagesse, le tact et la courtoisie, et tandis que vous vous traînez dans les écuries et les cuisines, et n’avez quelque prix que dans votre âge tendre, de sorte que le diable de la jeunesse fait votre bonheur passager, nous jouissons de la compagnie de personnes plus élevées, et nous sommes salués par des cris de joie lorsque nous élevons nos vertes têtes. Mais je te brave, ô Daucus Carotta ! tu es un drôle, inhabile au combat comme tous tes pareils. Voyons qui de nous sera le plus fort.

Alors le comte Radis agita un long fouet, et attaqua le roi Daucus Carotta ; mais celui-ci tira son épée, et se défendit avec la plus haute vaillance. Ils ferraillèrent tout autour de la chambre, avec les sauts les plus excentriques, jusqu’à ce que Daucus Carotta serra tellement le comte Radis, qu’il fut forcé de fuir en faisant un saut hardi par la fenêtre ouverte. Le roi Daucus Carotta, dont l’agilité extraordinaire est déjà connue du public, sauta après lui, et le poursuivit dans les champs.

Le sieur Dapfuhl de Zabelthau avait regardé ce duel terrible dans une muette stupeur ; mais alors il se mit à s’écrier avec des gémissements de douleur :

— O uni fille Anna ! ma malheureuse fille Anna ! moi ! toi : nous sommes perdus tous les deux !

Et en disant cela il se précipita hors de la chambre, et monta de toute sa vitesse à sa tour astronomique,

Demoiselle Anna ne pouvait comprendre ce qui avait jeté tout à coup son père dans un pareil désespoir, toute cette scène l’avait beaucoup amusée, et elle était joyeuse dans son cœur d’avoir la preuve que son fiancé ne possédait pas seulement le rang et la richesse, mais qu’il y joignait aussi la bravoure : car il ne se trouverait pas facilement sur terre une jeune fille qui aimât un lâche. Et maintenant persuadée de la valeur de Daucus Carotta Ier, elle fut violemment froissée qu’Amandus ne voulût pas se battre avec lui. Si elle avait encore balancé à sacrifier Amandus au roi Daucus Ier, elle s’y serait décidée maintenant que brillait l’éclat de son nouveau choix. Elle s’assit rapidement, et écrivit la lettre suivante :

« Mon cher Amandus,

» Tout est, dans le monde, changeant et passager, dit notre maître d’école ; et il a parfaitement raison. Mais toi, mon Amandus, tu es un étudiant trop sage et trop instruit pour ne pas être de l’avis du maître d’école, et tu ne t’étonneras pas le moins du monde qu’il s’est fait un petit changement dans mon cœur. Tu peux me croire : je m’intéresse toujours à toi, et je peux me faire une idée de ta beauté avec ta toque de velours rouge ornée d or ; mais pour ce qui est du mariage, – vois, mon cher Amandus, aussi intelligent que tu puisses être, et quel que soit le charme de tes vers, tu ne seras et ne peux jamais être roi, — ne frémis pas, mon ami. — Le petit M. Cordouan Spitz n’est pas M. de Cordouan Spitz : c’est un puissant roi nommé Daucus Carotta I{{er}. Il règne sur tous les légumes, et m’a choisie pour sa reine. Depuis que mon cher petit roi a déposé l’incognito, il est devenu aussi bien plus joli, et je vois seulement maintenant que papa avait raison lorsqu’il prétendait que la tête était la beauté de l’homme, et qu’elle n’était jamais assez grosse. Et Daucus Carotta Ier, — tu vois comme j’ai retenu, et je peux écrire ce beau nom, maintenant qu’il m’est bien connu, — et Daucus Carotta Ier, voulais-je dire, mon royal fiancé, a les manières les plus charmantes.

» Et quel courage ! quelle vaillance ! Il a devant mes yeux mis en fuite le comte Radis, qui paraît être un homme grossier et capricieux, et s’est jeté par la fenêtre pour le poursuivre. J’aurais voulu que tu le visses. Je ne crois pas que mon Daucus Carotta redoute beaucoup tes armes : il paraît être un homme ferme, sur lequel les vers, fussent-ils même fins et aigus, ne pourront pas faire grand effet. Ainsi, mon cher Amandus, résigne-toi à ton sort comme un homme sage, et ne te fâche pas de ce que je ne serai pas ta femme, mais une reine. Console-toi : je resterai toujours ton amie affectionnée, et si tu veux prochainement être placé dans la garde carotte ; ou bien, puisque tu préfères les sirènes aux lettres, être placé dans l’académie des panais ou au ministère des citrouilles, dis un seul mot, et un sort heureux t’attendra.

» Adieu, ne conserve pas de rancune à ton ancienne fiancée, maintenant ton amie et future reine,

» Anna de Zabelthau. »


V.
Où l’on annonce une terrible catastrophe, et où les événements se continuent.


Demoiselle Annette venait d’envoyer sa lettre au sieur Amandus de Nebelstern, lorsque le sieur Dapfuhl entra et dit avec l’accent de la plus amère douleur :

– Ô ma fille Anna ! nous sommes trompés l’un et l’autre d’une manière infâme ! Ce scélérat qui t’a enlacée dans ses filets, qui prétendait être le baron Porphirio de Ockerodastes, nommé Cordouan Spitz, rejeton de l’illustre race que le grand gnome Tsilmenech créa avec la noble abbesse de Cordoue : apprends-le, et perds-en le sentiment ! c’est un gnome, mais de la plus basse espèce, qui règne sur les légumes !

Le gnome Tsilmenech est de la plus noble race, celle à laquelle les diamants sont confiés ; puis viennent ceux qui préparent les métaux. Après eux arrivent les blumistes, qui sont moins nobles parce qu’ils descendent des sylphes. Les moins estimés sont les gnomes des légumes, et le trompeur Cordouan Spitz est le roi de cette race et s’appelle Daucus Carotta.

Demoiselle Annette ne tomba pas le moins du monde évanouie, elle ne fut nullement effrayée : seulement, elle sourit très-amicalement à son père, et le cher lecteur sait pourquoi. Mais lorsque le sieur de Zabelthau s’en étonna grandement, et la pria de considérer son sort, et de gémir, demoiselle Annette crut ne pas devoir garder plus longtemps pour elle le secret qui lui avait été confié. Elle raconta à son père comment le baron lui avait depuis longtemps avoué qui il était ; elle ajouta même que depuis il s’était montré si aimable qu’elle ne voulait pas d’autre époux. Elle décrivit alors les murailles du royaume des légumes, où l’avait conduite Daucus Carotta Ier, et elle ne manqua pas d’exalter l’étrange amabilité des différents habitants de ce grand royaume.

Le sieur Dapfuhl joignit ses mains l’une sur l’autre et pleura très-fort sur l’hypocrite malice du roi des gnomes, qui avait employé les artifices les plus dangereux pour attirer la malheureuse Anna dans son noir royaume de démons.

Alors, le sieur Dapfuhl expliqua clairement à sa fille que si une union avec les esprits élémentaires était avantageuse, il en était autrement d’une liaison avec les princes et princesses de ces petits peuples.

— Les rois des salamandres, disait-il, sont colères, les rois des sylphes orgueilleux, les reines des ondines jalouses et portées à l’amour ; mais les rois des gnomes sont hypocrites, malicieux, méchants