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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/53

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était couché. Comme il ne donnait aucun signe de vie, elle le croyait mort : alors elle commença à se désoler.

— Ah ! mon pauvre père ! disait-elle, te voilà mort ! et tu ne me sauveras pas de l’infernal Daucus.

Alors le sieur de Zabelthau ouvrit les yeux, sortit du plat avec la vigueur de la jeunesse et s’écria avec une voix terrible qu’Annette ne lui connaissait pas :

— Ah ! maudit Daucus Carotta ! mes forces ne sont pas encore épuisées, tu sentiras bientôt ce que peut l’ignorant cabaliste !

Et vite Annette dut avec le balai de cuisine ôter les œufs cuits, les fleurs de muscade et la crème dont il était couvert ; et puis il saisit une casserole, s’en couvrit la tête comme d’un casque, prit une poêle dans la main gauche, dans la droite une grande cuillère de fer, et ainsi armé et cuirassé s’élança au dehors.

Annette remarqua que son père courait directement vers la tente de Cordouan Spitz, et ne bougeait pas de sa place. Et alors elle s’évanouit.

Lorsqu’elle revint à elle le sieur Dapfuhl était disparu, et elle fut saisie d’une affreuse inquiétude en ne le voyant revenir ni le soir, ni la nuit, ni le matin suivant. Elle dut présumer une mauvaise issue à son entreprise.


VI.
Le dernier et le plus édifiant de tous.


Annette était solitaire dans sa chambre et plongée dans une affreuse douleur, lorsque la porte s’ouvrit et Amandus de Nebelstern se présenta. Demoiselle Annette versa un torrent de larmes de honte et de repentir, et dit d’une voix plaintive et suppliante :

— Ô mon bien-aimé Amandus ! pardonne-moi ce que je t’ai écrit dans mon aveuglement ; mais j’étais ensorcelée et je le suis bien encore. Sauve-moi, mon Amandus, je suis laide et jaune, mais j’ai conservé mon cœur fidèle et je ne veux plus être la fiancée du roi !

— Je ne sais pas, reprit Amandus de Nebelstern, pourquoi vous vous plaignez, mademoiselle, du beau sort qui vous est échu.

— Oh ! ne raille pas ! dit Annette, je suis assez cruellement punie de mon orgueil.

— Dans le fait, reprit Amandus, je ne vous comprends pas, mon aimable demoiselle : s’il me faut être franc, je vous avouerai que votre dernière lettre me jeta dans la fureur et le désespoir. Je rossai mon domestique et mon chien, puis je brisai quelques verres. Vous savez qu’il ne faut pas plaisanter avec un étudiant écumant d’une rage de vengeance. Après toutes mes colères, je résolus de me rendre ici en hâte pour voir de mes propres yeux pourquoi, comment et pour qui j’avais perdu ma fiancée. L’amour ne connaît ni rang ni État, je voulais m’adresser moi-même au roi Daucus Carotta et lui demander s’il épousait réellement ma fiancée. Mais tout s’est arrangé autrement. Lorsque je passai près de la belle tente, le roi Daucus Carotta en sortait, et je remarquai bientôt que j’avais devant moi le plus aimable prince que j’eusse jamais vu, il devina aussitôt en moi le poëte sublime, célébra mes vers, qu’il n’a pas encore lus, et m’offrit d’entrer à son service comme poëte de la cour. Une pareille place était depuis longtemps l’objet de mon plus ardent désir, et j’acceptai la proposition avec joie. Ô ma chère demoiselle ! avec quel enthousiasme je vais vous chanter ! Un poëte peut être épris des reines et des princesses et même il est de son devoir de choisir une haute personne pour être la dame de son cœur, et s’il en résulte pour lui une espèce de délire, alors il atteint cette céleste extase sans laquelle la poésie n’existe pas, et personne n’a le droit de s’étonner de sa manière d’être un peu singulière peut-être, mais pense plutôt au célèbre Tasse, qui en tombant amoureux de la princesse Léonore d’Este, perdit un peu la raison. Oui, chère demoiselle, vous êtes reine ! aussi vous resterez la dame de mon cœur, que j’élèverai jusqu’aux étoiles dans les vers les plus sublimes !

Ô ma chère fiancée ! idole de mon âme ! ne craignez pas que je conserve la moindre rancune au sieur Dapfuhl pour une légère inconvenance. Non ! demain aura lieu mon mariage avec vous, vous apprendrez avec plaisir que nous avons choisi le sieur Amandus de Nebelstern pour notre poëte de cour, et je désire qu’il nous donne de suite une preuve de son latent et de son chant. Allons dans le bocage, car j’aime le grand air ; je viendrai m’asseoir sur vos genoux et je vous prierai de me gratter la tête pendant le chant, c’est pour moi un grand plaisir en pareil cas !

Annette, glacée d’effroi, ne fit aucune résistance. Daucus Carotta vint sous le feuillage s’asseoir sur ses genoux, elle lui gratta la tête, et le sieur Amandus de Nebelstern commença en s’accompagnant sur la guitare à chanter les douze douzaines de chansons qu’il avait composées et écrites dans un gros livre.

Il est à regretter que la chronique de Dapfuhlheim, d’où cette histoire est tirée, n’ait pas conservé ces chansons, elle relate seulement que des paysans qui passaient près de là s’arrêtaient et demandaient avec curiosité quel était l’homme qui souffrait assez dans les bosquets de Dapfuhlheim pour faire entendre d’aussi effroyables accents de douleur.

Daucus Carotta se tordait sur les genoux de demoiselle Annette et gémissait plus terriblement que s’il avait eu les coliques les plus violentes. Demoiselle Annette croyait aussi remarquer, à son grand étonnement que Cordouan Spitz pendant le chant se rapetissait de plus en plus. Enfin le sieur Amandus de Nebelstern chanta ces vers sublimes, les seuls que l’on retrouve dans la chronique :

Ah ! comme le trouvère chante joyeux ! des parfums de fleurs, des rêves illuminés parcourent les roses espaces des cieux ! Heureux et céleste objet inconnu, objet inconnu couleur d’or, tu planes dans les beaux arcs-en-ciel, tu te balances sur des flots de fleurs, tu es un enfant indocile, un esprit gai, un cœur douteux ! Si tu peux aimer, si tu peux croire, roucouler comme les colombes, le trouvère chante joyeux ! Lointain et heureux objet inconnu, s’il court avec les nuages d’or, de doux songes volent autour de lui, et il devient éternel. S’il naît avec le désir, bientôt les flammes d’amour brillent, le baiser, la tendresse mutuelle, les fleurs, les parfums, les rêves, germes de la vie et de l’espoir, et…

Daucus Carotta poussa un grand cri, glissa, sous la forme d’une petite carotte, des genoux d’Annette et tomba sur la terre, où il s’engloutit, et à partir de ce moment il disparut sans laisser de traces. Et puis un champignon gris, qui paraissait né dans la nuit même près du banc de gazon, se dressa en l’air, et cette plante n’était autre que le bonnet du sieur Dapfuhl de Zabelthau, qui se jeta impétueusement au cou d’Amandus de Nebelstern, et s’écria plein d’enthousiasme :

— Ô mon cher, mon bien-aimé Amandus de Nebelstern, avec votre puissant poëme conjurateur, vous avez surpassé toute ma sagesse cabalistique ! Ce que n’a pu faire un pouvoir magique, le courage le plus intrépide du philosophe au désespoir, vos vers l’ont fait en se glissant comme un poison dans le corps du perfide Daucus, de sorte qu’en dépit de sa nature de gnome, il serait mort de coliques s’il ne s’était rapidement réfugié dans son royaume. Ma fille Anna est sauvée, et je suis délivré du plus terrible enchantement qui me retenait ici ensorcelé sous la forme d’un vil champignon, en danger de périr par les mains de ma fille. Merci ! merci ! mon noble sieur Amandus de Nebelstern ! Et puis, n’est-ce pas, nous en restons à nos projets d’alliance comme par le passé ? Il est vrai qu’elle a perdu par fourberie sa charmante figure, mais vous êtes trop philosophe pour…

— Ô papa ! mon cher papa ! s’écria demoiselle Annette pleine de joie, voyez donc, le palais de soie a disparu. Il est parti le hideux prince avec sa suite de princes Salades et son ministère de citrouilles et tout le reste !

Et alors demoiselle Annette se précipita du côté du jardin ; Dapfuhl courut après sa fille aussi vite qu’il pouvait courir, et Amandus de Nebelstern les suivit en grommelant dans sa barbe :

— Je ne sais ce que je dois penser de tout ceci, mais je présume que le petit vilain monsieur à la carotte est un drôle très-prosaïque et nullement un roi ami des arts, car s’il l’eût été, mes vers sublimes ne lui auraient pas donné la colique et ne l’auraient pas fait rentrer sous terre.

Demoiselle Annette sentit, lorsqu’elle s’arrêta au potager, où il ne restait pas un brin d’herbe, une douleur très-violente au doigt qu’entourait l’anneau mystérieux, et en même temps on entendit un éclatant cri de douleur partir du sol, et elle vit se lever le bout d’une carotte. Aussitôt Annette, obéissant à un pressentiment, ôta très-aisément de son doigt l’anneau qu’il lui avait auparavant été impossible de quitter et le mit sur la carotte, celle-ci disparut et les plaintes cessèrent. Mais, ô prodige ! Annette redevint à l’instant aussi belle que par le passé, aussi bien faite et aussi blanche que l’on peut l’attendre d’une campagnarde. Annette et son père s’en réjouirent fort, tandis que le sieur Amandus de Nebelstern restait là fort intrigué, ne sachant ce qu’il devait penser de tout ceci. Annette prit des mains de la servante qui accourait une bêche et l’agita en criant avec un accent de triomphe ;

— Travaillons maintenant !

Mais elle atteignit à la tête, le siège du sensorium commune, le sieur Amandus, qui tomba à terre à demi mort. Jeter l’instrument de mort et s’agenouiller près de son bien-aimé avec des sanglots déchirants, tout cela fut l’affaire d’un moment pour Annette, Tandis que la servante répandait sur lui tout le contenu d’un arrosoir, le sieur Dapfuhl gravit rapidement les marches de sa tour astronomique pour demander aux astres si Amandus avait réellement perdu la vie. Mais presque aussitôt Amandus rouvrit les yeux, se jeta, bien que tout mouillé, dans les bras d’Annette, et dit avec l’accent de l’amour :

— Ô bien chère Annette, nous sommes de nouveau réunis !

L’effet de cet événement remarquable se fit bientôt remarquer sur nos amoureux. Leur manière d’être en fut complètement changée.

Demoiselle Annette prit en horreur le maniement de la bêche et gouverna en véritable reine son potager, dont elle prit soin avec amour, mais tout en laissant aux servantes le travail des mains. Le sieur Amandus de Nebelstern trouva ses essais poétiques très-ridicules et insipides et s’enfonça tellement dans les œuvres des grands et véritables poëtes anciens et nouveaux, et son âme fut tellement remplie d’un bienfaisant enthousiasme qu’il ne resta plus une seule place pour ses propres pensées. Il finit par se convaincre qu’un poëme doit être autre chose qu’une profusion de mots sans suite enfantée par le délire ; et après