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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/58

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d’amitié paternelle. Bientôt après il arriva que par une belle soirée d’été, chez le chasseur de la cour, au jardin des animaux, les cigares du conseil de commission Melchior Voswinkel ne voulaient pas absolument s’allumer. Le commissaire furieux les jetait par terre l’un après l’autre, et il s’écria à la fin :

— Mon Dieu ! ai-je pris tant de peine et dépensé tant d’argent à faire venir des cigares de Hambourg pour voir mes plaisirs troublés par ces misérables drogues ? Puis-je raisonnablement jouir de la belle nature, et tenir une conversation raisonnable. C’est affreux !

Il avait en quelque sorte prononcé ces paroles à Edmond Lehsen, qui se trouvait placé près de lui, et dont le cigare fumait très-joyeusement.

Edmond, sans connaître le commissaire de la commission, tira son étui à cigares tout plein et le présenta au désespéré, en lui disant qu’il garantissait leur excellence et leurs qualités inflammables, bien qu’ils n’arrivassent pas de Hambourg, mais d’une boutique de la rue Frédéric.


Combat de Radis et Carotte.


Le commissaire, plein de joie, en prit un en disant grand merci, et à peine l’eut-il touché avec le papier enflammé, que des nuages gris s’élevèrent en tourbillons, et l’homme s’écria enchanté :

— Oh ! mon cher monsieur, vous me tirez d’un grand embarras, mille grâces ! et je pousserai presque la hardiesse jusqu’à en implorer de vous un second lorsque celui-ci sera fumé !

Edmond lui dit qu’il pouvait compter sur son étui, et ils se séparèrent.

Mais lorsque le crépuscule commençait à tomber, Edmond, la tête remplie d’un projet de tableau, et attachant peu d’importance à la société, se frayait un chemin à travers les chaises et les tables pour se trouver à l’écart, lorsque le conseiller des commissions se trouva de nouveau devant lui, et l’invita à prendre place à sa table. Le peintre, prêt à refuser, aperçut, assise à cette table que venait de quitter le commissaire, une jeune fille, modèle de grâce, de jeunesse et de beauté !

— Ma fille Albertine ! dit le commissaire à Edmond, qui, comme pétrifié, regardait la jeune fille, et oubliait presque de la saluer. Il reconnut en elle, au premier coup d’œil, une admirable et très-élégante demoiselle qu’il avait rencontrée à l’exposition précédente devant l’un de ses tableaux. Elle expliquait avec intelligence à une femme plus âgée et à deux de ses jeunes compagnes le sens de la figure allégorique ; elle examina le dessin, la composition, fit l’éloge du peintre, prétendit qu’il donnait de grandes espérances, et dit qu’elle désirerait le connaître. Edmond se tenait tout près d’elle, et buvait la louange qui s’échappait des plus belles lèvres. Dans un doux émoi, et avec de grands battements de cœur, il ne peut s’empêcher de lui dire qu’il est l’auteur du tableau. Albertine laisse tomber à terre le gant qu’elle vient d’ôter de sa main, vite Edmond se baisse pour le ramasser, Albertine se baisse aussi, et leurs tête se rencontrent si fort qu’elles en craquent.

— Dieu du ciel ! s’écrie Albertine se tenant la tête de douleur.

Edmond effrayé se jette en arrière ; au premier pas il écrase une patte du chien de la vieille femme, qui jette des cris aigus ; au second il marche sur le pied d’un professeur goutteux, qui élève un affreux mugissement et envoie Edmond au diable en enfer ; on accourt des salles voisines et tous les lorgnons sont braqués sur le pauvre pécheur, qui se précipite désespéré au dehors, accompagné des malédictions du professeur, des insultes de la vieille dame et des rires des jeunes filles, pendant que les dames ouvrent leurs flacons et frottent le front meurtri d’Albertine.

Autrefois déjà dans le moment critique de sa présentation ridicule Edmond, sans le savoir, était tombé amoureux de la belle inconnue, et ce seul sentiment douloureux de sa maladresse l’empêchait de la chercher dans tous les coins de la ville. Il ne pouvait se représenter Albertine autrement qu’avec un front blessé et le regard plein de reproches et de colère.

Mais aujourd’hui rien de pareil ne se présentait. Albertine, il est vrai, rougit beaucoup lorsqu’elle aperçut le jeune homme, et elle parut embarrassée dans sa contenance ; mais lorsque le conseiller de la commission demanda l’état et le nom du jeune homme, elle prit la parole pour dire avec un charmant sourire qu’elle se trompait fort si le monsieur qu’elle voyait n’était pas l’excellent artiste dont le tableau l’avait si fort impressionnée.

On peut penser si ces paroles exaltèrent dans l’âme en feu d’Edmond un choc électrique. Tout plein d’enthousiasme, il voulut entamer les plus admirables périodes. Le commissaire ne le laissa pas aller jusque-là, mais s’écria en le pressant sur sa poitrine :

— Mon ami ! et le cigare promis !


Le vieux juif.


Et tout en allumant le cigare qu’Edmond lui offrait :

— Ainsi vous êtes un peintre, continua-t-il, et même un excellent peintre, à ce que dit Albertine, qui s’y entend. Eh bien ! j’en suis ravi ! j’aime beaucoup la peinture, je suis connaisseur, mais un vrai connaisseur. J’ai des yeux, j’ai des yeux ! dites moi, cher artiste, dites-le-moi franchement, n’êtes-vous pas l’habile peintre devant les tableaux duquel je m’arrête chaque jour parce que je ne peux détacher mes regards de leur charmante couleur ?

Edmond ne savait pas comment le commissaire pouvait voir ses tableaux chaque jour et il ne se rappelait pas d’avoir jamais peint une enseigne. Il ressortit de quelques explications que Melchior Voswinkel avait eu idée des tables à thé laquées, des écrans et d’autres merveilles de ce genre qu’il contemplait chaque jour avec enthousiasme sous les tilleuls, dans la boutique de Stobwasser. Ces objets étaient