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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/8

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cher. Tout cependant alla le mieux du monde, le cheval avait renoncé à ses entêtements, Peut-être préférait-il la chanteuse au paladin ! Seulement devant les portes de la résidence Teresina remonta dans la voiture.

J’étais de tous les opéras, de tous les concerts ; je nageais dans toutes les musiques possibles ; j’étais, en qualité de corépétiteur, toujours au piano pour étudier des ariettes, des duos et mille autres choses encore. Entraîné par une irrésistible impulsion, j’avais changé tout mon être ; ma grande timidité provinciale avait disparu ; je prenais place au piano comme un maestro devant la partition, dirigeant les scènes de ces dames. Tout mon sentiment, toutes mes pensées n’étaient plus que mélodie. Sans m’inquiéter de l’art du contre-point, j’écrivais une foule d’ariettes que Lauretta chantait dans la chambre. Mais je ne comprenais pas pourquoi elle ne voulait jamais rien chanter de moi dans un concert. Lauretta, il est vrai, jouait avec les sons comme la reine capricieuse des fées. Tout ce qu’elle osa lui réussit. Teresina ne faisait aucune roulade ; son exposition était simple, mais ses sons longtemps ténus brillaient à travers les obscures profondeurs ; d’étranges esprits s’éveillaient, et de leurs yeux sévères venaient regarder au plus secret du cœur. Je ne comprends pas comment j’ai ignoré cela si longtemps.

Lorsque arriva le concert à bénéfice des deux sœurs, Lauretta chanta avec moi une grande scène d’Anfossi. J’étais comme à l’ordinaire au piano. Le dernier point d’orgue se présenta. Lauretta déploya tout son art ; des sons de rossignol roulaient de toutes parts ; c’étaient des notes ténues, puis des roulades de toutes sortes, tout un solfège. La chose me parut dans le fait un peu longue, je sentis un léger souffle ; Teresina était derrière moi. Dans le même moment Lauretta reprit sa respiration pour exécuter un trille harmonique de sons éclatants, au moyen duquel elle voulait revenir dans le a tempo. Le démon me poussa, j’abattis les mains et donnai l’accord, l’orchestre suivit. Adieu le trille de Lauretta dans l’instant même où il allait jeter toute la salle dans l’admiration ! Lauretta, jetant sur moi un regard de fureur, déchira la partition, m’en jeta à la tête les morceaux, qui m’entourèrent d’un nuage, et se précipita comme une furieuse de l’orchestre dans la chambre voisine.

Aussitôt que le tutti fut terminé, je m’y précipitai à mon tour : elle pleurait, elle tempêtait !

— Sortez de devant moi ! s’écria-t-elle, démon qui m’avez tout fait perdre, ma réputation, ma gloire et mon trille ! allez-vous-en, fils de l’enfer !

Elle se jeta sur moi, et je m’échappai aussitôt. Pendant le morceau de concert conduit par un autre, Teresina et le maître de chapelle parvinrent à la calmer, si bien qu’elle consentit à reparaître ; mais je ne m’approchai pas du piano. Dans le dernier duo qu’elle chanta avec sa sœur, Lauretta parvint à placer le trille harmonique, fut applaudie à toute outrance et reprit toute sa bonne humeur.

Je ne pouvais pardonner la manière indigne dont j’avais été traité par Lauretta devant tant de personnes, et je résolus le jour suivant de retourner dans ma ville.

J’étais en train de mettre ma malle en ordre, lorsque Teresina entra dans ma chambre : elle resta stupéfaite en voyant ce que je faisais.

— Tu veux nous quitter ? dit-elle.

— Après l’affront de Lauretta, lui dis-je, je ne peux plus rester.

— Ainsi la sotte conduite d’une folle qui est la première à s’en repentir te chasse ? Mais trouveras-tu nulle part ailleurs une vie d’artiste comme auprès de nous ? c’est à toi d’empêcher Lauretta de revenir à de pareils emportements ; tu es trop soumis, trop doux ; tu places aussi trop haut son talent. Elle a une voix belle et très-étendue, mais toutes ces roulades étranges, toutes ces variations sans fin, tous ces trilles éternels, que sont-ils autre chose que de brillants escamotages qui étonnent comme peuvent étonner les gambades hardies d’un danseur de corde ? Cela peut-il toucher et aller jusqu’au cœur ? Le trille harmonique que tu lui as gâté m’est insupportable, il me fait mal et m’attriste. Et cette ascension continuelle dans les régions des trois traits n’est-elle pas une exagération de la portée de la voix humaine, qui ne touche que lorsqu’elle est dans la vérité ? Je préfère de beaucoup les tons bas et les tons du milieu ; un accent qui va au cœur, un véritable portamento di voce, me paraît préférable à tout le reste. Pas de fioritures inutiles, un ton fort et soutenu, l’expression juste qui saisit l’âme et les sens, c’est là le chant véritable, et c’est ainsi que je veux chanter.

Si tu ne veux plus de Lauretta, pense à Teresina, qui te voit avec plaisir, parce qu’en suivant ta propre nature tu es le compositeur que j’aime. Ne t’en fâche pas, toutes tes jolies chansonnettes et ariettes ne valent pas grand’chose en comparaison de ceci. Et Teresina chanta avec sa voix pleine et sonore une chanson en style d’église, que j’avais composée quelques jours auparavant. Je n’avais jamais soupçonné que mon œuvre pût avoir autant d’effet, les sons me pénétraient avec une singulière puissance, des larmes de plaisir et de ravissement emplissaient mes paupières. Je saisis la main de Teresina et la pressai mille fois sur mes lèvres en lui jurant de rester toujours auprès d’elle.

Lauretta vit avec un chagrin jaloux ma liaison avec Teresina, elle avait encore besoin de moi ; car, malgré son art, elle n’était pas capable d’apprendre sans aide de nouveaux morceaux, elle lisait mal et n’était pas irréprochable quant à la mesure. Teresina lisait à livre ouvert et avec un sentiment parfait de la mesure. C’était surtout dans l’accompagnement que Lauretta laissait voir son entêtement et sa violence : jamais elle n’était bien accompagnée, elle regardait cela comme un mal nécessaire. Il ne fallait pas entendre le piano, fallait se faire entendre à peine, la suivre, et toujours la suivre, en tenant chaque mesure différente selon ce qui lui passait dans la tête. Je m’opposai dès lors fermement à ses volontés, je signalai ses inexpériences, je lui prouvai que sans énergie un accompagnement n’a pas de sens, et qu’il fallait faire une distinction entre le chant et les écarts de voix sans mesure. Teresina me secondait fidèlement ; je ne composais plus que des motifs d’église avec les soli pour voix de basse. Teresina me reprenait souvent aussi, et je la laissais faire, car elle était plus savante, et, je le croyais, elle comprenait mieux que Lauretta le sérieux de la musique allemande.

Nous partîmes pour le sud de l’Allemagne.

Dans une petite ville nous rencontrâmes un ténor qui s’en allait de Milan à Berlin. Nos dames furent enthousiasmées de leur compatriote ; il ne les quittait plus et s’occupait plus spécialement de Teresina. Je ne jouais plus, à mon grand chagrin, qu’un rôle secondaire.

Un jour j’allais entrer dans la chambre avec une partition sous le bras, lorsque j’entendis une conversation animée entre ces dames et le ténor. On me nommait, je m’arrêtai et prêtai l’oreille. Je comprenais déjà assez d’italien pour ne pas perdre un seul mot. Lauretta racontait notre tragique aventure du concert, et comment je lui avais coupé un trille en abattant mes mains sur le piano.

Asino tedesco ! reprit le ténor.

Je me sentis sur le point d’entrer tout à coup et d’envoyer le héros de théâtre par la fenêtre. Je me contins. Lauretta raconta alors qu’elle avait voulu me renvoyer, mais qu’elle s’était laissé émouvoir par mes instantes prières, et m’avait permis de continuer auprès d’elle l’étude de la musique. Teresina, à mon grand étouffement, vint confirmer ce que disait sa sœur.

— C’est un bon enfant, ajoutait-elle, maintenant amoureux de moi, et préférant à tout la haute-contre. Il y a chez lui du talent, mais à la condition de mettre de côté toute la roideur et la gaucherie allemande. J’espère m’en faire un compositeur à mon usage, qui me fera, puisqu’on écrit rarement pour la haute-contre, quelques grands morceaux pour ma voix, et après je le planterai là. Il m’ennuie très-fort avec sa langueur amoureuse, et me tourmente aussi par trop de ses propres compositions, qui sont presque toujours pitoyables.

— Pour moi, reprit Lauretta, j’en suis tout à fait débarrassée ; tu sais, Teresina, combien cet homme m’a persécutée de ses ariettes et de ses duos !

Et alors elle se mit à entamer un duo que j’avais composé dans le temps, et dont elle m’avait fait jadis le plus grand éloge. Teresina fit le second dessus, et toutes deux, de la voix et du geste, me ridiculisèrent à qui mieux mieux. Le ténor riait à faire trembler la chambre, et je me sentais un frisson glacé dans tous les membres. Ma détermination fut prise irrévocablement.

Je me glissai sans bruit dans ma chambre, dont la fenêtre donnait sur les rues latérales. La poste était en face, et le courrier de Bamberg allait partir : on le chargeait en ce moment. Les voyageurs se tenaient debout devant la grande porte ; j’avais encore une heure devant moi.

Je ramassai rapidement tous mes effets en paquet, je payai grassement mon aubergiste, et je me rendis à la poste en grande hâte.

Lorsque je traversai la large rue en voiture, j’aperçus mes dames à la fenêtre en compagnie du ténor ; elles se penchèrent en avant en entendant le cor du postillon. Je me tins dans le fond riant en moi-même du terrible effet du billet peu aimable que j’avais laissé à l’hôtel pour leur être remis.

Théodore but avec plaisir le fond de la bouteille du brûlant eleatico qu’Édouard versa dans son verre.

— Teresina, dit celui-ci en débouchant un nouveau flacon et secouant adroitement la goutte d’huile qui nageait à la surface, s’est montrée plus fausse et plus hypocrite que je ne l’aurais jamais supposé. La gracieuse figure qu’elle avait à cheval lorsqu’elle voltigeait dans ses courbettes et le chant de ses romances espagnoles ne peuvent me sortir de la mémoire.

C’était un moment de triomphe. Je me rappelle encore la singulière impression que cette scène fit sur moi, j’oubliais mes douleurs ; Teresina me semblait dans le moment un être supérieur. De tels moments marquent dans la vie et prennent tout à coup une forme que le temps ne peut effacer ; cela n’est que trop vrai.

— Pourtant, dit Édouard, n’oublions pas non plus l’artiste Lauretta, et de suite, toute rancune oubliée, trinquons aux deux sœurs. Et ils trinquèrent.

— Ah ! dit Théodore, les doux parfums d’Italie volent de ce vin vers moi, une vie nouvelle pénètre mes nerfs et mes veines. Ah ! pourquoi m’a-t-il fallu quitter sitôt ce beau pays ?

— Mais, dit Édouard, je ne vois encore dans tout ce que tu m’as