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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/80

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théâtre et éviter les effets trop saisissants. Le récit de l’attaque l’avait fort consterné. Ici il prit une prise de tabac, et regarda d’un air niaisement fin son voisin tandis que celui-ci disait :

— L’Italienne après tout est une très-belle femme ; seulement elle soigne trop sa mise, sa toilette : justement, dans cette scène, une boucle de ses cheveux s’est détachée, et a ombragé le demi-profil de sa tête.

Un autre commença à entonner tout bas :

Fin ch’hann’ dal vino !

Et une dame remarqua à ce sujet qu’elle avait été moins satisfaite de don Juan.

— L’Italien était trop sombre, trop sérieux, disait-elle, et n’avait pas pris assez légèrement son rôle frivole et badin.

L’explosion finale fut très-vantée. Je me réfugiai précipitamment dans ma chambre.


dans la loge des étrangers no 22.


Je me sentais oppressé dans ma chambre chaude et humide. À minuit je crus entendre ta voix, mon cher Théodore ; tu prononçais distinctement mon nom ; à la porte tapissée un léger bruit vint frémir.

— Qui m’empêche de retourner encore une fois à la place ou s’est passée ma singulière aventure ? Peut-être te verrai-je et elle aussi, qui occupe tout mon être ! Il est si facile d’y transporter cette petite table, deux lumières, mon écritoire ! Le garçon me cherche avec son punch allumé, il trouve la chambre vide, la porte tapissée ouverte, il mit suit dans la loge et me regarde d’un œil inquiet. Sur un signe de moi, il place la boisson sur la table, et s’éloigne en me regardant encore une fois, une question sur les lèvres.

Je m’appuie, en lui tournant le dos, sur le bord de la loge et plonge mes regards dans la salle déserte, dont l’architecture, magnifiquement éclairée par mes deux lumières, emprunte un relief féerique à leurs étranges reflets. Le rideau s’agite au souffle de l’air qui court dans la salle, comme s’il allait se lever. Si donna Anna apparaissait tourmentée par des spectres hideux ? Involontairement ma voix appelle :

— Donna Anna ! _

Le son retentit dans l’espace vide ; mais les esprits des instruments de l’orchestre en sont éveillés, un ton singulier monte en tremblant jusqu’à moi : on dirait qu’il murmure encore le nom chéri. Je ne peux me défendre d’un frisson secret, et mes nerfs en tressaillant éprouvent un agréable sentiment de bien-être.

Je domine mes impressions et me sens capable de t’expliquer l’œuvre admirable du grand maître comme je crois l’avoir compris dans son sens le plus profond.

Le poëte seul comprend le poëte, un esprit romantique peut seul pénétrer dans le romantique, l’esprit exalté du poëte qui a reçu la consécration au milieu du temple peut seul entendre les paroles proférées par l’adepte dans l’enthousiasme.

Si l’on considère le poëme de Don Juan, sans lui accorder une portée plus profonde, en ne le regardant que comme un libretto, il est difficile de comprendre que Mozart ait pu trouver les inspirations d’une pareille musique. Un bon vivant qui aime avant tout le vin et les filles, qui invite de son plein gré à sa table l’homme de pierre qui représente le vieux père qu’il a tué en se détendant, n’a rien de bien poétique, et, à dire sincèrement, un pareil homme ne mérite pas que les pouvoirs infernaux y fassent une attention particulière ; que l’homme de pierre, animé de l’esprit de la raison, se donne la peine de descendre de cheval pour exciter le pécheur au repentir à l’approche de sa dernière heure, et qu’enfin le démon envoie ses meilleurs acolytes pour le transporter dans son royaume avec le plus épouvantable appareil.

Crois-moi, Théodore, la nature avait donné à don Juan, comme à un enfant favori, tout ce qui peut rapprocher l’homme de la nature divine ; il était né pour dominer et pour vaincre : un corps magnifique et plein de force, une création d’où s’élance brillante l’étincelle qui vient tomber dans la poitrine en y allumant les pressentiments du sublime, un jugement profond, une intelligence spontanée.

Mais telle est la suite fatale du péché originel, que le mauvais esprit a gardé le pouvoir d’épier les hommes et de leur faire justement un piège de leurs aspirations vers le beau où les pousse leur nature divine. Don Juan, dans l’ivresse de ses élans vers la vie qu’apportait l’organisation de son esprit et de son corps, tourmenté du désir toujours brûlant, éveillé par le sang rapide qui bouillonnait dans ses veines, saisit avidement et sans repos toutes les apparitions terrestres, espérant en vain y trouver le calme des désirs assouvis.

Rien en ce monde ne s’empare plus entièrement de l’homme et ne l’entraîne plus haut que l’amour, et don Juan devait naturellement chercher à apaiser dans l’amour les appels au bonheur qui remplissaient son âme, et que le démon lui avait jetés comme des serpents autour du cou. L’ennemi du genre humain fit naître en lui la pensée qu’il pourrait avec l’amour, avec l’intimité de la femme, contenter cette voix céleste qui parle en nous, et n’est autre qu’un immense désir qui nous met en rapport intime avec l’intelligence qui habite au delà des sphères. Allant sans cesse d’une belle femme à une femme plus belle encore, abusant avec ardeur de leurs charmes, jusqu’aux désordres de l’ivresse, jusqu’à la satiété, se croyant toujours trompé dans son choix, et espérant toujours rencontrer l’idéal qui devait calmer ses désirs, don Juan dut trouver à la fin la vie terrestre triste et insipide. Tout en méprisant souverainement les hommes, il dut s’appuyer sur eux et les opposer à ces images qui l’avaient si amèrement trompé et qu’il avait crues devoir lui donner le bonheur. Son voluptueux commerce n’était plus maintenant la satisfaction de ses sens, mais un criminel défi jeté à la nature et au Créateur.

Cette séduction d’une fiancée chérie, ce bonheur des amoureux brisé par un coup puissant qu’il ne trouve jamais assez douloureux, est un triomphe admirable sur ce pouvoir ennemi qui le pousse toujours au delà des bornes étroites de la vie. Il en veut sortir de plus en plus, mais seulement pour aller jusqu’à l’enfer. La séduction d’Anna avec toutes les circonstances qui s’y rattachent est le plus haut sommet où il parvient.

Donna Anna est quant aux dons de la nature la contre-partie de don Juan. De même que don Juan a reçu en venant au monde la force et la beauté, de même elle, créature divine, a lassé par la pureté de son âme les attaques impuissantes du démon. Aussitôt que Satan a accompli le crime l’enfer par l’ordre du ciel ne devait pas faire tarder la vengeance.

Don Juan invite en raillant la statue de pierre de sa victime à son gai repas du soir, et l’esprit illuminé, regardant d’abord l’homme déchu et s’apitoyant sur lui, ne dédaigne pas sous sa forme terrible de l’engager au repentir ; mois son âme est si pervertie que même la pitié du ciel ne jette pas une lueur d’espoir dans son âme, et ne le porte pas à devenir meilleur.

Donna Anna, je le disais tout à l’heure, est la contre-partie de don Juan. N’aurait-elle pas été créée exprès pour faire connaître à don Juan par l’amour la nature divine qui vit en lui pervertie par les artifices de Satan, et pour l’arracher au désespoir, conséquence naturelle de ses frivoles penchants ?

Il l’a connue trop tard, trop tard au moment du crime, et il ne pouvait plus éprouver que l’infernal désir de la perdre. Elle n’a pu être épargnée, lorsqu’il se sauvait au dehors le crime était accompli. Le feu d’une volupté surhumaine, l’ardeur de l’enfer inonda son cœur et empêcha toute résistance. Don Juan seul pouvait allumer en elle le voluptueux délire dont il l’enlaça, et qui souilla son cœur avec la violence irrésistible et dévorante des esprits de l’enfer. Lorsqu’il voulut fuir, l’idée de son déshonneur, comme un monstre affreux qui distille le poison, se dressa devant elle avec les douleurs du martyre.

La mort de son père de la main de don Juan, son union avec le froid, l’ordinaire femmelette don Ottavio qu’elle croyait aimer, même l’amour furieux né du plaisir qui dévore de sa flamme mordante le plus profond de son cœur, et qui brûle maintenant comme la haine qui veut du sang, tout la bouleverse et la déchire !

Elle sent qu’il lui faut la vie de don Juan pour donner le repos à son âme déchirée, mais cette mort sera la sienne ; elle excite sans cesse à la vengeance son glacial prétendu ; elle poursuit le traître elle-même, et elle s’apaise seulement lorsque les esprits infernaux l’ont entraînée ; mais elle ne veut pas encore se donner à son amant, qui presse sa noce.

Lascia, o caro, un anno encor
Allo sfogo del mio cor !

Son existence ne dépassera pas cette année. Don Ottavio ne la possédera jamais, elle que sa piété a délivrée du danger de devenir la fiancée de Satan.

Combien je comprenais tout cela au fond de mon âme dans les accords déchirants du premier récitatif !

Et le récit de l’attentat nocturne, même la scène de donna Anna au deuxième acte :

Crudele !…

qui, à la regarder superficiellement, ne concerne qu’Octave, annonce cette disposition de l’âme qui ronge tout bonheur terrestre. Et aussi que veulent dire ces étranges mots complémentaires jetés peut-être sans intention par le poëte :

Forse un giorno il cielo
Sentira pieta di me.

Deux heures sonnent !

Un souffle tiède et électrique se répand sur moi, je sens la légère odeur des fins parfums de l’Italie qui m’annonçaient hier la présence de ma voisine, je suis tout pénétré d’un sentiment délicieux et intime que je crois ne pouvoir exprimer que par des sons. Le vent souffle plus fort dans la salle. Les cordes du piano de l’orchestre gémissent. Ciel ! il me semble entendre la voix d’Anna dans les loin-