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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome I.djvu/521

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RELIQUAT DU RHIN.

le poignard de Caton, le glaive de César, le trône d’Auguste. De l’autre un homme, un sauvage né dans une petite île du Danube, venu au monde seul et nu, et n’ayant d’autre lumière que l’éclair de son épée. De quel côté penche la balance ? du côté du barbare. Rome pèse moins que cet homme. C’est que cet homme, c’est l’avenir. Rome n’est que le passé.

On n’a pas assez remarqué peut-être que les goths qui donnèrent l’assaut à la Ville éternelle en 410 étaient chrétiens. Teutobod avait cinq cent mille cimbres ; Marius le brisa. Arioviste avait cinq cent mille teutons ; César le brisa. Attila, ce farouche Evdegiesel qui vint à son tour à la fin du cinquième siècle, avait l’épée de Mars trouvée dans les steppes de la Scythie par un pâtre, et quand il enfonçait dans la terre ce mystérieux glaive, cent peuples tressaillaient sur les surfaces du monde et Rome et Byzance tremblaient dans leurs fondements ; Aétius brisa Attila. Alaric était chrétien ; il entra dans Rome.

Et, si l’on peut dire qu’il a tué Rome, il l’a tuée, pour ainsi parler, dans le sens chrétien du mot, en la transformant.

Alaric n’était pas un esprit vulgaire. Après la soumission de l’Italie, il rêvait l’invasion de l’Égypte. Du Tibre au Nil : magnifique itinéraire de conquérant. Tout à coup il mourut. C’était à Cozenza. Il avait trente-deux ans.

Les goths, voyant leur général mort, détournèrent, au moyen d’un barrage, les eaux du Butento, creusèrent dans le lit du fleuve mis à sec une fosse profonde, et y descendirent Alaric vêtu de son habit de bataille, l’épée à la main, le casque en tête, ferme et droit en selle sur son cheval de guerre vivant et immobile ; puis ils comblèrent la fosse sur ce morne cavalier, ils rejetèrent le Butento dans son lit, et depuis quinze cents ans le fleuve coule, avec le calme murmure des choses naturelles, sur le roi des goths endormi.


LE RHIN AU MOYEN ÂGE. — CHARLEMAGNE.

Au huitième siècle, l’ancienne population germaine n’avait pas tout à fait disparu. Il y avait sur la vieille terre de Marbode et d’Adgandaster un reste de vieux sicambres qui ne s’étaient pas encore transformés en alemans. C’était une race d’hommes singulière. Ils allaient presque nus, vêtus de feuillages ainsi que ces anciens hommes dont parle Lucrèce : circum foliis at fondibus invol. Ils habitaient les cavernes, les marais, les solitudes les plus âpres, les montagnes les plus abruptes, les forêts les plus impénétrables, tous les lieux où la nature demeure obstinément sauvage. Occultas latebras, comme disait, dès 458, la novelle de Majorien. Ils étaient farouches et effarés. Ils semblaient toujours épier quelque chose d’effrayant à travers les arbres et les roches. On les apercevait quelquefois de loin dans l’ombre, comme ces masques et ces fantômes qui errent au crépuscule entre les branchages. Quand on prenait l’un d’entre eux, le prisonnier, qui mourait au bout de fort peu de temps, paraissait étranger à l’univers vivant et indifférent aux êtres humains qui l’entouraient ; tout en lui révélait une vague et secrète épouvante des choses supérieures ; il mettait à chaque instant le doigt sur sa bouche, et faisait signe d’écouter. On eût dit que ces