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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., En voyage, tome II.djvu/394

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Au reste, l’Europe est menacée de quelque chose de pareil. Le délaissement des régions intermédiaires, c’est là un des résultats probables et redoutables des chemins de fer. La civilisation trouvera certainement le remède, mais il faut qu’elle le cherche.

Gorges des Pyrénées espagnoles. 12 août. Brume et pluie
Gorges des Pyrénées espagnoles. 12 août. Brume et pluie

Il y a une classe de gens, d’esprits, si vous voulez, que l’enthousiasme fatigue ou dépasse, et qui se tirent d’affaire, devant toutes les beautés de l’art ou de la création, avec cette phrase toute faite : C’est toujours la même chose. Pour ces contempteurs profonds, qu’est-ce que la mer ? Une falaise ou une dune et une grande ligne bleue ou verte fort monotone. Qu’est-ce que le Rhin ? De l’eau, un rocher et une ruine ; puis de l’eau, un rocher et une ruine ; et ainsi de suite, de Mayence à Cologne. Qu’est-ce qu’une cathédrale ? Une flèche, des ogives, des vitraux et des arcs-boutants. Qu’est-ce qu’une forêt ? Des arbres, et puis des arbres. Qu’est-ce qu’une gorge ? Un torrent entre deux montagnes. « C’est toujours la même chose ! »

Braves imbéciles qui ne se doutent pas du rôle immense que jouent en ce monde le détail et la nuance ! Dans la nature, c’est la vie ; dans l’art, c’est le style. Superbes niais dédaigneux, qui ne savent pas que l’air, le soleil, le ciel gris ou serein, le coup de vent, l’accident de lumière, le reflet, la saison, la fantaisie de Dieu, la fantaisie du poëte, la fantaisie du paysage, sont des mondes ! Le même motif donne la baie de Constantinople, la baie de Naples et la baie de Rio-Janeiro. Le même squelette donne Vénus et la Vierge. Toute la création, en effet, ce spectacle multiple, varié, éblouissant et mélancolique, que tous les penseurs étudient depuis Platon, que tous les poëtes contemplent depuis Homère, peut se réduire à deux choses : du vert et du bleu. Oui, mais Dieu est le peintre. Avec ce vert il fait la terre ; avec ce bleu il fait le ciel.

La gorge de Tolosa est donc une gorge comme toutes les gorges, « toujours la même chose », un torrent entre deux montagnes ; mais ce torrent pousse un cri si horrible, mais ces montagnes ont des attitudes si hautaines qu’en y pénétrant l’homme se sent faible et petit. Une forêt se mêle aux rochers, et il y a de larges nappes de roc vif qui descendent des plus hauts sommets toutes semées de grands chênes presque inexplicables. On voit l’arbre, on voit le rocher, on se demande où est la racine et de quoi elle vit.

Comme dans tout le terrible que fait la nature, il y a des coins charmants, des gazons, des ruisseaux détachés du torrent qui murmurent à côté avec ce doux gazouillement que doivent avoir les aiglons dans le nid de l’aigle, des herbes pleines de fleurs et de parfums, mille reposoirs gracieux