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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/424

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RELIQUAT DES MISÉRABLES.

l’intimité de la famille Brouable. Il avait calmé l’exagération de ses pantalons et de ses gilets, Fantine était tombée derrière lui dans une chausse-trape, il avait rompu avec « les folies », sa vie passée était pour lui une inconnue, il ne mettait plus les pieds dans un café, il parlait morale, on le rencontrait à la messe, il était chauve, il fit bon effet.

— C’est un jeune homme moral, dit le père cotonnier. Je m’y connais.

L’héritière, assez laide, cherchait un prétexte à une passion romanesque. Elle s’éprit de cette idée : faire le bonheur de ce jeune homme si rangé, si réglé, si discret, si tranquille, vraiment religieux, presque austère, qui pleurait d’un œil et qui était pauvre.

Le père Brouable était un bon bourgeois complet, altier à cause de sa prospérité, vivement rallié, quoique roturier et vilain, au trône et à l’autel, impeccable et inflexible, attachant au mot « jeune homme moral » le sens imperturbablement rigide, étroit de virginité, vertueux avec quelque ahurissement. Cette espèce d’êtres superficiels est facilement trompée par les apparences ; la surface dupe la surface. D’ailleurs, avec le mot : je m’y connais, et la foi en soi-même qui en résulte, on se laisse mener loin. Tholomyès avait été câlin pour le père Brouable, et pour la mère ; car, nous l’avons dit, il y avait une mère.

Le père approuva le choix de sa fille ; la mère suivit ; il est très rare qu’une femme ne fasse pas les volontés d’un mari qui a réussi dans ses entreprises.

Tholomyès était de bonne famille ; il fut convenu qu’il s’appellerait M. de Tholomyès. Ceci leva quelques difficultés. Il alla dans sa province et dans sa famille pour les consentements et les papiers nécessaires. Le mariage fut décidé peu après sa rentrée à Paris.

Vers ce moment-là, Fantine quittait Paris, emportant Cosette.


Entre un mariage décidé et un mariage célébré il y a un intervalle. Tholomyès employa cet intervalle en exercices religieux. Il fit sa cour, gravement et chastement.

— Je te réponds que celui-là n’en fait pas de fredaines, disait le père à la fille.

Le hasard fit qu’il y avait dans ce quartier une femme ingénieuse. C’était une créature à plusieurs compartiments. Elle demeurait un peu ici et un peu là. Elle s’appelait à peu près Magnon. Dans le quartier des Halles, elle louait des mansardes qu’elle sous-louait. Dans le dixième arrondissement, rue Servandoni, c’était là son principal établissement, elle était servante chez un bonhomme riche appelé Gillenormand, et elle se nommait Nicolette. Dans le douzième, elle était veuve d’un ouvrier carrier tué par un éboulement, et avait un enfant. Ailleurs elle était voleuse. Elle exerçait particulièrement à Paris ce qu’on pourrait appeler l’industrie des enfants. Ainsi l’enfant qu’elle était censée avoir, elle ne l’avait pas, mais cela lui faisait donner « des secours ». Elle n’avait dans sa vie ni mariage, ni veuvage, ni ouvrier carrier, ni éboulement. Quelques papiers volés chez une voisine morte lui avaient servi à s’établir veuve rue de l’Arbalète. Elle connaissait les Thénardier.

À ceux qui trouveraient de telles existences invraisemblables, il suffira de