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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/439

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LE MANUSCRIT DES MISÉRABLES.

Nous n’avons pas reproduit les ajoutés en marge qui ont été utilisés dans le texte définitif.


En 1822, il y avait à Montfermeil près Paris, dans une espèce d’auberge borgne qui n’existe plus aujourd’hui, un petit être bien misérable. C’était un enfant de cinq ans, une petite fille que sa mère avait « mise en sevrage » dans cette maison trois années auparavant, et qu’au dire des gens du pays, elle paraissait y avoir oubliée.

Cette mère s’était présentée un soir à l’auberge des mariés Thénardier, située vers le milieu de la ruelle du Boulanger. La pauvre femme venait de Paris à pied portant son enfant sur son dos. Elle était épuisée de fatigue. Elle était jeune, pâle, chétivement quoique proprement vêtue, jolie, avec les plus beaux cheveux blonds du monde, semblait triste et avait l’air malade.

Aux questions qu’on lui avait faites, la mère avait répondu qu’elle était ouvrière, que son mari était mort, que le travail lui manquait à Paris, et qu’elle allait en chercher ailleurs, et qu’elle serait bien heureuse si, chemin faisant, elle rencontrait une maison honnête où elle pourrait laisser son enfant en garde, en payant, bien entendu, qu’elle donnerait jusqu’à six francs par mois, et qu’elle solderait six mois d’avance. Cette somme de trente-six francs, ainsi offerte et payée comptant, parut faire impression sur les aubergistes Thénardier. La gargote allait mal ; ils avaient précisément un effet exigible à rembourser le surlendemain et il leur manquait une quarantaine de francs pour parfaire la somme. Le mari et la femme se poussèrent le coude, s’entendirent d’un regard, et tout à coup, comme s’ils s’étaient concertés, proposèrent ensemble à la mère de prendre son enfant qui avait alors deux ans. Ils avaient de leur côté deux petites filles, l’une de dix-huit mois, l’autre de … ans et demi. Les trois enfants joueraient ensemble et cela ferait des sœurs. La mère vit dans cela une famille que la providence envoyait à sa pauvre orpheline, et consentit. Elle donna son argent, laissa son enfant, et partit le lendemain matin après avoir beaucoup embrassé sa Cosette, beaucoup prié Dieu et beaucoup pleuré. Elle laissait du reste un trousseau assez complet, et annonçait qu’elle reviendrait bientôt ; que du reste les mois de sevrage seraient toujours exactement payés.

Grâce aux trente-six francs de la l’aubergiste Thénardier put éviter un et faire honneur à sa signature. Le mois suivant, ils eurent encore besoin d’argent ; la femme porta à et engagea au mont-de-piété le trousseau de Cosette pour une somme de quarante francs.


Ici le texte s’enchaîne à deux feuillets de même papier et de même écriture reliés dans le manuscrit (chapitre iii, l’Alouette), et portant les numéros 262-263. Reproduisons la version raturée de ce dernier feuillet qui se rapporte à la page détachée citée plus haut :


Cette mère s’appelait Marguerite Louet. Elle, l’enfant, s’appelait Anna Louet. D’Anna Louet on avait fait Alouette. C’était le nom qu’on lui donnait dans tout Montfermeil.

Du reste ce nom d’Alouette lui convenait, et si son nom de famille ne l’eût natu-