Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome III.djvu/447

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
431
LE MANUSCRIT DES MISÉRABLES.

de toutes les paroles singulières prononcées jusque-là par Javert, la plus singulière pour M. Madeleine, c’était la dernière, et que ce qui était sorti de cette phrase placide : « Maintenant je sais le vrai, il n’y a plus de mystère », c’était précisément un mystère. Mystère étrange et effrayant, à en juger par le regard de M. Madeleine, à en juger surtout par son silence. Il ne dit pas un mot.

Javert, lui, était tout entier à ses pensées. Il s’était tu, et il faisait machinalement[1] des plis au coin du tapis de serge verte qui couvrait la table. M. Madeleine attendait que Javert reprît la parole, sans le hâter, mais avec cette expression de visage d’un homme qui attendrait et se tairait pendant qu’une tenaille de fer rouge lui mâche les entrailles et lui ronge le ventre.

Après quelques minutes, Javert dit :

— Monsieur le maire a-t-il quelques questions à me faire ?

— Mais, — non, dit Madeleine.

Javert se tut.

Il se fit encore un silence que M. Madeleine rompit enfin, avec hésitation.

— Je ne comprends pas beaucoup, Javert. Je vous écoute.

— Alors je continue, répondit Javert.

M. Madeleine respira, de cette respiration qui veut dire : Ah ! et qui exprime si énergiquement l’espérance du dénouement. Il était clair qu’il avait devant les yeux une énigme, énigme à laquelle étaient mêlés peut-être les fils les plus secrets de sa vie, et qu’il en attendait le mot.

— Si je cherchais à m’excuser, monsieur le maire, poursuivit Javert, je vous dirais ce qui se passait en moi lorsque je faisais la supposition abominable qui m’amène devant vous comme un coupable.

C’eût été tellement monstrueux si un être comme Jean Tréjean, flétri par la loi, réprouvé par la société, un forçat enfin, eût osé rentrer frauduleusement dans l’état, se glisser parmi les honnêtes gens, usurper la considération, profaner la magistrature ! voler l’honneur après l’avoir perdu !

L’attentat patent, le vol de grande route, le meurtre, eussent été moins odieux. Je sais bien, moi qui ai l’expérience, que ces êtres-là ne se repentent jamais. Défiez-vous du bien qu’ils ont l’air de faire. C’est leur plus grand crime, c’est votre plus grand danger. Comme ils ne peuvent être que férocité ou hypocrisie, il y a quelque chose de pire que leur violence, c’est leur douceur. Maintenant, monsieur le maire, vous comprenez la pensée qui m’animait. Dévoiler un Jean Tréjean, retrouver le galérien sous le magistrat, arracher un tel masque d’un tel visage, rejeter au bagne ce qui est au bagne, faire reparaître le poteau et le carcan au milieu des millions, des momeries et des fourberies, quel but pour moi Javert ! Quel service à rendre à la société ! Avec quelle joie d’honnête homme j’eusse empoigné à pleine main son collet brodé, et je lui eusse dit : « Forçat, reprends ta casaque ! » J’ai eu cette ambition. Cela m’a aveuglé. Trop de zèle est trop ; je ne le croyais pas, je le vois à présent. J’ai fait une faute, une faute grave. J’en dois subir les consé-

  1. À partir d’ici nous reprenons l’ancienne version biffée, reliée dans le manuscrit, feuillet 310.