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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome IX.djvu/500

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On a reproché au poète cette maternité de femelle et l’espèce de stupeur idiote dont la Flécharde reste frappée dans tout le récit. Mais ce dénûment d’intelligence fait partie de sa misère et aussi du type qu’elle incarne. Ce que représente la Flécharde, c’est cette foule d’êtres presque anonymes, tant ils sont obscurs, que les révolutions et les guerres déracinent de leur inerte existence, et roulent au hasard, comme des feuilles mortes, sans qu’ils puissent comprendre ce que leur veut la tempête. Victimes inaperçues, broyées sous des roues dont elles ne voient ni le conducteur, ni le char, ni l’idole ou le dieu qu’il porte, et qui les écrase fatalement, pour arriver à son but. Comme les expiations des cultes antiques, toutes les grandes crises sociales réclament des sacrifices de troupeaux humains. La Flécharde, dans son effarement et son ignorance, dans son hébétement consterné, dans sa stupeur pathétique, concentre admirablement cette masse sacrifiée. Les plaintes et les imprécations les plus éloquentes ne vaudraient pas ses cris indistincts, ses paroles inarticulées. Elles expriment tout un monde de douleurs inintelligibles ou muettes. L’hécatombe mugit, elle ne parle pas.

Ces trois enfants, que la Flécharde cherche à travers l’orage, sous une pluie battante de sang et de larmes, et autour desquels s’agite tout le drame, y jettent un divin sourire d’arc-en-ciel ; au plus fort de l’action violente, en plein combat et en plein carnage, quand l’armée des Bleus assiège la petite troupe des Blancs, acculés dans leur dernier gîte, le poète interrompt subitement son récit. Comme un guerrier qui ramasserait une couvée tombée sur un champ de bataille, il s’arrête devant les berceaux de Georgette, de René-Jean et de Gros-Alain, qui s’éveillent ; et, de leurs molles attitudes, de leurs gestes, pareils à des battements d’ailes ébauchées, de leurs puérilités ravissantes, il compose une idylle céleste, teinte des couleurs de l’aube et de l’innocence. Des sons confus qui bruissent sur leurs lèvres, il fait une mélodie délicieuse. Il écoute germer leurs idées naissantes, comme l’homme du conte écoute pousser les brins d’herbe.

Ce que disent ces petites âmes, encore enfermées dans les limbes, il l’entend et il le répète. On voit poindre sous sa plume les vagues lueurs de leur esprit comme les étoiles percent, sous le doigt qui les cherche, dans l’ombre du ciel.

Il n’y a que les enchanteurs pour comprendre ainsi les gazouillements des oiseaux. Les miracles de l’infiniment petit se révèlent à ce regard profond, penché sur un microcosme enfantin. Un vol d’hirondelle, une visite d’abeille entrant dans la chambre, un insecte qui la traverse, un livre à images déchiré par ces ongles roses avec la furie ingénue de becs folâtres émiettant des feuilles, ce sont autant d’événements et d’émerveillements. Cette poésie de l’enfance, ce sentiment pénétrant de ses grâces et de ses candeurs, a toujours été un des admirables dons de Victor Hugo ; il l’a conservé dans toute sa fraîcheur. L’âge n’a fait que le développer et que l’attendrir ; après la tendresse du père, l’amour de l’aïeul s’est mêlé à la divination du poète. Le chêne frappé par la foudre ne berce et n’entend que mieux les nids qui lui restent.

… Les récits de guerre sont incomparables. Aucun poète ne manie plus grandement l’épée que Victor Hugo. On peut dire que la prise de Dol, l’attaque et la prise de la Tourgue sont des faits d’armes de style. La précision du plan s’y mêle à une couleur prodigieuse ; c’est exact comme un bulletin militaire, et c’est héroïque comme un chant d’Iliade.

« Guerre de géants » disait Napoléon de la Vendée insurgée. Cette guerre a enfin trouvé un poème à sa taille dans ce roman, vivant comme une chronique, pathétique comme un drame, grandiose comme une épopée.

C’est la Révolution élevée au style souverain et à l’idéal visionnaire des Légendes des siècles. Le génie de Victor Hugo s’y montre pacifique et sage, comme le chœur des tragédies grecques. Il intervient dans la plus redoutable époque de l’histoire, non pour irriter, mais pour concilier ses discordes. Il ne descend pas, comme Dante, dans l’Enfer, pour attiser ses haines et ses flammes, mais pour les éteindre avec ces « larmes des choses » lacrymæ rerum, dont parle Virgile. Il inscrit sa pensée sur la « Cité dolente » de 93 ; et c’est une pensée de clémence, de paix et d’espoir. La pitié humaine, antérieure et supérieure à tous les partis, plane sur les furieuses passions qu’il nous montre aux prises, et, dans cette région sublime, les ennemis se rencontrent, les acharnements font trêve, les antagonismes s’accordent. Trois enfants en détresse remuent