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Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/10

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sionné pour l’homme qui, malgré ses fautes, dresse encore aujourd’hui sur la mesquine humanité sa haute figure de gloire.

Espérat ne rêvait que victoires.

Ayant l’âge du siècle, les années avaient pour lui le nom des défaites de l’Europe. Dans la conversation, au lieu de 1801, 1805, 1806, il disait :

— Marengo, Austerlitz, Iéna !

À ses yeux, Eylau : signifiait : 1807 ; Wagram : 1809 ; Lutzen, Bautzen : 1813.

Et dans ce rêve héroïque, un seul sentiment tendre avait trouvé place, ainsi qu’une minuscule fleurette dans le chaos d’une montagne éboulée.

La fleurette était Emmie Exeton, une petite Anglaise. Oui, par une bizarrerie inexplicable, Espérat, admirateur fanatique de l’Empereur, s’était pris d’une affection infinie pour cette enfant née au pays de Pitt, de l’adversaire irréductible de Napoléon.

Au demeurant, il eût été difficile de traiter en ennemie cette délicieuse blondinette de onze ans, qui commandait avec une dignité et un accent réjouissants :

— Ami de moi, donnez des roses, si vous plaisez, des sucres d’orge, des gâteaux.

Et puis l’enfant était arrivée à Stainville, anémiée par les brouillards de Londres. Son tuteur s’était d’abord installé à Paris, mais la fillette ne se remettant pas, il l’avait confiée, par relations, à M. Tercelin, avec l’espoir que l’air pur des champs rétablirait la mignonne malade.

L’air pur n’avait pas failli à sa tâche, et souvent Espérat songeait, non sans tristesse, que bientôt il lui faudrait se séparer de sa petite amie, et que celle-ci s’en irait, bien loin, rejoindre l’unique parent qui lui restât : un oncle, Sir Dalcombe, établi dans une île perdue de l’Atlantique, du nom de Sainte-Hélène.

Sainte-Hélène ! ces mots inspiraient au jeune homme une horreur instinctive. Peut-être son âme, incomprise de son cerveau, avait-elle le pressentiment confus que ce rocher sauvage serait la prison morose des deux êtres qui remplissaient sa pensée : Napoléon, Emmie.

Cependant Espérat marchait toujours. Bientôt il atteignit Stainville. Dans la rue, sur le seuil des maisons basses, des commères péroraient, commentant avec force gestes la présence insolite, sur la petite place ménagée au centre du village, d’une chaise de poste couverte de poussière, dont les chevaux fumaient comme après une longue course.

Elles interrompaient un instant leurs caquets pour saluer le jeune garçon.