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Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/77

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toire de l’Europe depuis le milieu du dix-huitième siècle, M. de Taillerand ?

À cette, question qui semblait étrangère au sujet de l’entretien, le diplomate ne trouva pas de réponse.

Un instant l’Empereur attendit, puis doucement :

— Non, n’est-ce pas ? Je ne vous adresse aucun reproche. Pour se livrer à ce travail, il fallait être l’homme choisi par le sort pour être le triomphateur ou la victime expiatoire.

— Cet homme, sire…

— C’est moi, M. de Taillerand. Je me suis donc, prenant sur mes nuits déjà si courtes, plongé dans l’histoire et je veux vous résumer ce que j’y ai vu.

Napoléon se leva, se promena un instant à travers le cabinet, puis revenant auprès du prince de Bénévent, il s’accouda sur le dossier du fauteuil de ce dernier.

— Au milieu du règne de Louis XV, a commencé la révolution, c’est-à-dire l’éveil de l’idée de liberté. Des gazetiers, des philosophes, par des romans, libelles, pamphlets, sapent l’autorité royale, les privilèges des classes riches, exaltent les droits des déshérités. Ironie et sentiment mêlés se glissent dans les esprits, émeuvent les cœurs. Les étrangers regardent, sans le comprendre, ce mouvement qu’ils considèrent comme purement intellectuel, et ils l’encouragent, car dans leur égoïsme, ils pensent que la France divisée, en proie aux discussions philosophiques, sera une voisine peu à craindre. L’Angleterre fournit de l’or ; la Hollande, l’Allemagne mettent leurs imprimeries au service des pamphlétaires. Le pays est inondé d’écrits qui stigmatisent les fautes des grands, éveillent les espérances des humbles. Le jour où commença cette campagne, Louis XVI, pas né encore, était virtuellement décapité ; moi, embryon perdu dans les limbes, j’avais ma tâche tracée, car la révolution avec toutes ses conséquences débutait.

— Oh ! sire, protesta le prince surpris par cette affirmation, audacieuse de prime abord, vraie en y réfléchissant.

— Cela est ainsi, reprit Napoléon avec force. Dès ce moment aussi, l’Europe avait déclaré à la France, la guerre qui continue à cette heure.

Sur les traits du souverain s’épandit comme un rayonnement. Ce fils géant de la minuscule Corse était bien réellement inspiré. Il expliquait, avec cette lucidité dont sa vie offre tant de preuves, la genèse de cette liberté bénie dont la France était, et devait être si longtemps la martyre admirable.

— Le temps passe, reprit-il d’un accent vibrant, les esprits se montent ; la noblesse, la royauté aveugles, n’ont pour les idées nouvelles que