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Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/318

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— Oui.

— À la ferme de la Bargerie ?

— Oui.

L’officier retomba sur sa chaise et se voila la figure de ses mains.

C’est que la ferme de la Bargerie lui rappelait le roman de sa vie[1].

À vingt ans, en 1793, en pleine insurrection vendéenne, le jeune comte de Bourmont avait aimé Paule Simier, fille du fermier de la Bargerie. Il avait voulu l’épouser. Sa famille s’était opposée à cette mésalliance. On avait envoyé le gentilhomme en mission auprès des chefs royalistes qui opéraient en Bretagne, et, durant son absence, on avait contraint Paule à se marier.

De Bourmont avait ressenti un violent désespoir ; puis les soucis de la guerre incessante, les fatigues d’une fuite continuelle, transformèrent sa douleur en mélancolie, mais il avait conservé un profond attachement pour la jeune paysanne et reporté une part de sa tendresse sur le fils de l’humble fermière.

Ce petit, il l’aimait comme son enfant, disaient les gens du pays.

Il s’était occupé de son éducation, l’avait fait envoyer au collège à Nantes. Jamais le comte, dans ses voyages en Vendée, n’avait manqué de visiter la Bargerie.

Il y allait comme en pèlerinage.

Peut-être dans sa vie agitée, le meilleur des souvenirs était celui de cet instant fugitif de la prime jeunesse, où, durant quelques jours, il avait oublié titres, fortune, conventions sociales, pour se rappeler seulement la loi sainte d’affection édictée par la nature.

C’était le phare sur un océan de ténèbres, c’était la fleurette sur le sentier escarpé de l’existence.

Un moment, il resta comme anéanti, puis il se reprit violemment. Ses mains retombèrent, découvrant son visage bouleversé.

— Paule ? fit-il d’un ton rude, presque menaçant.

  1. Journal de Paule Simier. Papiers privés de M. N***, propriétaire dans les Deux-Sèvres.