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Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/339

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La veille, l’Empereur avait détaché Ney, avec trente mille hommes pour aller s’emparer des Quatre-Bras, clef stratégique de la contrée comprise entre Bruxelles et Namur. Le matin même, il avait expédié au maréchal par le colonel Forbin-Janson, les ordres les plus pressants, chargeant ce dernier officier de dire à Michel Ney, que le sort de la campagne et de la France était entre ses mains.

À ce moment, un seul régiment de Wellington occupait les Quatre-Bras. La position eût pu être enlevée sans la moindre difficulté. Hélas, à la suite des fatigues de 1812 et de 1813, Ney avait été atteint d’une dépression nerveuse, que les Esculapes modernes ont baptisée : neurasthénie.

Sa vie se partageait en crises d’énergie et en crises d’affaissement.

Ce jour-là, Ney traversait une période de faiblesse. Il se figura, hallucination de névrosé, avoir devant lui des troupes nombreuses, perdit vingt-quatre heures en marches et contre-marches inutiles, permit ainsi à Wellington de porter quarante mille soldats aux Quatre-Bras. En un mot, il donna bénévolement à l’ennemi la dominante stratégique de la région.

Cependant Christian Wolf et ses camarades, de plus en plus dédaigneux des Français, à mesure que le temps s’écoulait sans que l’attaque de Ligny, de Saint-Arnaud, se produisit, songèrent à déjeuner.

Il était onze heures et demie. Une chaleur étouffante embrasait l’atmosphère. L’âme déchirée par le doute, le corps brisé de fatigue, Espérat demanda à boire. Son geôlier ricana :

— À quoi bon. Puisque tu dois être délivré de la vie si tes amis attaquent.

Le jeune homme n’insista pas.

Une heure, deux heures sonnèrent à l’horloge du clocher de l’église de Ligny. Ah çà ! Est-ce que la volonté de l’Empereur sommeille. Comment le grand capitaine, si ménager du temps, en perd-il ainsi ?

Pâle, les sourcils froncés, l’Empereur est dans l’attitude de l’homme qui écoute. Il attend que la brise lui apporte le grondement du canon de Ney attaquant les Quatre-Bras.

Mais l’horizon reste silencieux, et le soleil flamboyant, qui a dépassé le zénith, poursuit sa courbe descendante vers l’Occident.

Deux heures et demie !

Napoléon a un geste tragique. Désespoir et rage s’y heurtent. L’inspiré a la perception confuse que quelque chose échappe à sa volonté.

Est-ce que la foudre qu’il tient en main va se dissoudre entre ses doigts ?

Il tourne la tête, violent et obstiné. Si la mort vient, qu’au moins la France et son empereur aient de splendides funérailles.