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Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/44

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— Apprenez-moi donc à quoi S. M. doit adhérer ?

— À ceci. Les Polonais offriront le trône à Napoléon, roi de l’île d’Elbe.

— Vous dites ?

Le favori avait fait un pas en arrière.

— À Napoléon, poursuivit le comte. Une Europe avec deux Frances : France de l’Ouest aux Bourbons ; France de l’Est à Bonaparte. Toutes deux appuyées par la Russie. C’est l’adhésion certaine de l’Autriche, la réconciliation des grands partis qui divisent la France. C’est une compensation au vaincu, une auréole au front du victorieux.

Et avec force :

— C’est surtout l’effondrement de la Prusse, dont l’âpre ambition est considérée par Alexandre comme un danger futur[1].

Un philosophe, un homme d’État digne de ce nom, eût saisi la portée immense de l’audacieuse conception née dans le cerveau du souverain des Russies.

De Blacas, être intelligent sans doute, mais dont la frivolité obscurcissait le jugement, ne pouvait s’élever assez haut au-dessus des passions politiques pour apporter son concours à l’œuvre projetée.

Sadowa pour l’Autriche, Sedan pour la France, ces désastres sans nom, allaient se préparer, lentement mais sûrement, parce que le favori du roi était incapable de discerner la pensée, que le regard d’aigle du Czar avait entrevue.

Une fois de plus, d’inoubliables catastrophes auraient pour cause un grain de sable.

— Eh bien ? interrogea enfin le comte.

Dans l’espace d’un éclair, le favori retrouva son calme et son sourire. Il se déclara à part lui qu’il fallait jouer ce Polonais rêvant un trône pour l’ogre de Corse.

Il eut même une raillerie muette à l’adresse de ce gentilhomme, dont l’épouse était l’amie dévouée de Bonaparte. La chaste, la divine amitié de la comtesse Walewska pour le héros, avait été défigurée, salie, par les commérages européens, ces commérages de grands seigneurs incapables de comprendre la vraie noblesse et de s’incliner devant les plus admirables sentiments.

Aussi, avec une nuance d’ironie, qui échappa au comte, trop honnête, trop pénétré de son sujet pour soupçonner même les idées du favori, de Blacas répondit :

  1. Mémoires de la comtesse Walewska et de Pozzo di Borglio, secrétaire d’Alexandre. Lettres de M. de Blacas.