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Page:Ivoi - Millionnaire malgré lui.djvu/20

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MILLIONNAIRE MALGRÉ LUI.

Le jeune homme dit cela d’un ton ému, où vibraient à la fois la pitié et la colère généreuse, mais revenant à son récit :

— On l’entraîna plus loin… Ici les précautions de la police avaient redoublé. Mes émissaires croyaient, sans pouvoir l’affirmer, que la prisonnière avait été internée dans l’île Sakhaline, au pénitencier d’Aousa. Je résolus de vérifier moi-même. Le lendemain, j’assommai deux cosaques. J’insultai les juges devant qui je fus conduit. Ah ! un Asiatique qui frappe des soldats russes ; un Asiatique qui brave les magistrats russes, mérite le pire des bagnes… C’est là-dessus que j’avais compté, et ce me fut une joie d’apprendre qu’on me conduisait ici.

La moribonde secoua désespérément la tête :

— Une joie… regardez ce que ce bagne a fait de moi.

Il leva les bras avec insouciance.

— Je me ris des prisons… Demain je sortirai d’Aousa, libre.

— Mes heures sont comptées, je mourrai avant que la nuit s’achève, et j’ignorerai votre départ.

Il eut un doux sourire.

— Qui sait ! le Dieu de l’Infini, qui n’a point de prêtres, et dont la nature est le temple… Ce Dieu est bon, femme, espère en lui.

Puis changeant de ton :

— Mais je dois apprendre de toi ce que j’ignore. Qui es-tu ? Comment as-tu connu mon père Dilevnor ? Qui sont ton époux, ton fils ? Quelle est cette fortune que mon père te destinait ?… Ton nom ?…

Elle redressa son torse courbé et avec une majesté sereine :

— Louise-Albertine Prince, née d’Armaris, seule héritière du duché et pouvant transmettre le titre à mon fils.

— Oh ! Oh ! de la noblesse française !

— Dont j’ai fait bon marché, puisque j’ai été la plus heureuse des femmes en épousant M. Prince, et que ni lui, ni personne autre que votre noble père, n’ont jamais soupçonné en moi la descendante des Armaris.

— Pourquoi ce mystère ?

— Parce qu’à cette époque déjà, j’étais morte…

— Vous dites ?…

— … Ou plus exactement, Mlle d’Armaris était morte, ne laissant sur terre qu’une enfant orpheline, répondant aux seuls prénoms de Louise-Albertine, fille adoptive d’un proscrit, fou dangereux au dire des gouvernements de tyrannie, apôtre de l’humanité, dirai-je, moi qui l’ai connu et aimé.