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Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/360

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LE PREMIER NUAGE VIENT D’ESPAGNE

j’étais lieutenant d’artillerie… » Il a mobilisé Talma ; la « levée en masse de la tragédie », disait en se moquant Metternich. Il se sert de tout et de tous, Comédie‑Française, cuisine française, grands noms de la noblesse française, la vieille, « admirable pour représenter dans une cour », et non la nouvelle : « L’imbécile qui ne sait pas faire la différence entre une duchesse de Montmorency et une duchesse de Montebello ! » L’empereur a la virtuosité d’un impresario. Il n’oublie ni Goethe ni Wieland, les convoque pour rendre hommage aux lettres, à cette « culture » dont les Allemands sont fiers, et il importe de plaire à l’Allemagne. Il déploie tous ses dons de séduction, toutes les ressources, force, richesse, intelligence. Erfurt doit être un Camp du Drap d’Or plus parfait, pour faire oublier, là-bas, les échecs, Baylen et Cintra, la fuite inglorieuse du « roi intrus », l’abandon du premier siège de Saragosse, et cette autre levée en masse, celle des Espagnols, de leurs moines et de leurs crucifix.

L’esprit d’Erfurt n’était déjà plus celui de Tilsit. Alexandre s’est ressaisi, le charme agit moins parce que le tsar n’a plus le même intérêt à le laisser agir. Lui aussi, à sa manière, il fait du théâtre. Lorsque, devant le royal parterre, Talma déclame : « L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux ». Alexandre serre la main de Napoléon, il lui dit : « Je m’en aperçois tous les jours. » Mot qui n’engage à rien, à moins qu’il ne soit à double sens, avec une allusion ironique à l’autre « ami » Charles IV.

En famille, Alexandre s’épanchait. Il confiait à sa sœur Catherine, en a parte, comme sur la scène aussi : « Bonaparte me prend pour un sot. Rira bien qui rira le dernier. » Dans une autre lettre, à sa mère, il explique qu’il a fallu, après Friedland, « entrer pour quelque temps dans les vues de la France » afin de « pouvoir respirer librement et aug-