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Page:Jacques Bainville - Napoléon.djvu/584

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LA TRANSFIGURATION

qu’on lui demande encore ce que, de son temps, « l’école du possible » lui reprochait déjà de ne pas donner. Pourquoi ne s’est‑il pas modéré ? Pourquoi n’a-t-il pas été raisonnable ? On s’est fait, on persiste à se faire de Napoléon une idée si surhumaine qu’on croit qu’il dépendait de lui de fixer le soleil, d’arrêter le spectacle et le spectateur au plus beau moment.

Lui‑même, qu’a-t-il été ? Un homme tôt revenu de tout, à qui la vie a tout dispensé, au-delà de toute mesure, pour le meurtrir sans ménagement. La première femme n’a pas été fidèle, la seconde l’a abandonné. Il a été séparé de son fils. Ses frères, ses sœurs l’ont toujours déçu. Ceux qui lui devaient le plus l’ont trahi. D’un homme ordinaire, on dirait qu’il a été très malheureux. Il n’est rien qu’il n’ait usé précocement, même sa volonté. Mais surtout, combien de jours, à sa plus brillante époque, a-t-il pu soustraire au souci qui le poursuivait, au sentiment que tout cela était fragile et qu’il ne lui était accordé que peu de temps ? « Tu grandis sans plaisir », lui dit admirablement Lamartine. Toujours pressé, dévorant ses lendemains, le raisonnement le conduit droit aux écueils que son imagination lui représente, il court au‑devant de sa perte comme s’il avait hâte d’en finir.

Son règne, il le savait, était précaire. Il n’a aperçu de refuge certain qu’une première place dans l’histoire, une vedette sans rivale parmi les grands hommes. Quand il analysait les causes de sa chute, il revenait toujours au même point : « Et surtout une dynastie pas assez ancienne. » C’était la chose à laquelle il ne pouvait rien. Doutant de garder ce trône prodigieux, alors même qu’il ne négligeait rien pour le rendre solide, il reposait sa pensée sur d’autres images. Daru n’admettait pas que sa vaste intelligence se fût fait des illusions : « Il ne m’a jamais semblé qu’il eût un autre but que de ramasser, durant sa course ardente et rapide