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avec une telle adresse que le plus fin n’y eût rien compris. Ainsi d’un mouchoir déroulé, secoué et mis au vent comme un pavillon, je le vis faire sortir une de ces cobras laissée dans un panier près de moi, à une très-grande distance du lieu où il se trouvait ; en sorte que, voyant le nid de l’animal entièrement vide, je soupçonnai qu’il s’était frayé un chemin sous terre.

» Cependant les tours de magie continuaient sans interruption. Le jongleur tenait à la main une cruche aussi impossible à vider que le tonneau des Danaïdes l’était à remplir : il versait l’eau à terre, la jetait dans son oreille et la rendait par la bouche, s’administrait des douches sur la tête, et toujours le vase était plein jusqu’au bord. Ensuite il tira de son sac une paire de pantoufles de bois plus larges que la plante de ses pieds. Après bien des discours et des charges, il finit par faire adhérer à ses talons nus ces semelles très-polies, et fit plus de gambades avec de telles chaussures que n’en pourraient faire à l’Opéra de jolis petits pieds chaussés d’élégants escarpins. Tantôt il s’élevait en l’air ; tantôt il frappait la pantoufle sur la terre, de manière à la faire tomber ; mais jamais elle ne glissait. Ce fut encore là une chose inexplicable pour moi ; car il n’avait appliqué à ses pieds aucune substance collante, et il pouvait à volonté lâcher ces pantoufles unies comme la glace.

» Enfin la séance se termina par une expérience plus surprenante encore que, par cette raison sans doute, notre magicien gardait pour la dernière. L’un des joueurs de tambourins, grand garçon d’une belle taille, se laissa attacher les pieds, lier les mains derrière le cou et enfermer dans un filet à poissons bien serré par une douzaine de nœuds. Dans cet état, après l’avoir promené autour du cercle des spectateurs, on le conduisit près d’un panier de deux pieds de haut sur quatorze pouces de large. « — Voulez-vous que je le jette dans l’étang ? demanda le chef de bande. C’est un vaurien ; le voilà bien lié ; l’occasion est bonne : j’ai envie de m’en défaire ! »

» Et l’auditoire crédule se tournait déjà du côté de cette pièce d’eau ombragée d’arbres magnifiques et creusée au bas de la pagode pour les ablutions et les besoins du village. — Non, dit en s’interrompant le jongleur, après une minute de réflexion ; je vais l’escamoter, l’envoyer… où vous voudrez : à Pounah, à Dehli, à Ahmed-Nagar, à Bénarès !

» Et sur-le-champ il enleva le patient, toujours incarcéré dans son filet, et le plaça au fond du panier, en rabattant le couvercle sur sa tête ; il s’en fallait de plus de trois pieds que les bords se joignissent. On jeta un manteau sur le tout.

» Insensiblement le volume diminua, s’affaissa ; on vit voler en l’air le filet et les cordes qui attachaient le jeune Hindou ; puis le panier se ferma de lui-même, et une voix qui semblait sortir des nues cria : — Adieu !

» — Il est parti pour Ahmed-Nagar, il est envolé ; Our-Gaya ! Our-Gaya ! répéta le jongleur avec transport ; il ne saurait tenir dans un aussi petit espace (et cela paraissait physiquement impossible). Je vais donc attacher le panier et prendre congé de l’assemblée.

» Le paquet fut ficelé ; il ne restait plus qu’à le mettre sur le dos du buffle destiné à porter les bagages de la troupe. — Un instant ! reprit subitement le jongleur ; si pourtant il était dans le panier ! Qui sait ? — Et là-dessus, tirant un long sabre, il traversa le panier presque par le milieu… Le sang coula en abondance… l’anxiété était à son comble… lorsque tout à coup le couvercle se lève de nouveau, et d’un bond le grand garçon saute hors de sa niche frais et dispos, sans la moindre égratignure !

» Ce tour est simple, très simple, dira-t-on ; mais se débarrasser des cordes et du filet, se cacher dans un si petit espace, y rester un quart d’heure sans broncher, et de telle façon que le sabre ne puisse rencontrer quelque membre à entamer, ce sont là des prodiges de dextérité, de souplesse et de patience que l’on ne peut concevoir, surtout quand on les a vus.

» Après ce nec plus ultra de la science, les jongleurs firent leurs paquets et se mirent en marche vers Nagapour, leur patrie. Je les vis se perdre dans la foule de bœufs chargés que des troupes de mahrattes, tribus ambulantes traînant avec eux armes et bagages, femmes et enfants, conduisent dans l’intérieur. La foule se dispersa peu à peu[1]. »

  1. Voici une anecdote d’escamotage rapportée par la Chronique de Courtrai du 25 avril 1843.

    « Dans une des baraques, sur la Grand’Place, hier, pendant qu’un escamoteur exécutait ses tours, il vit un des assistants dérober fort adroitement le mouchoir de son voisin et s’en écarter aussitôt en allant se placer d’un autre côté. Il trouva là une occasion superbe de se donner du relief. — Monsieur, dit l’escamoteur titulaire à la victime du larcin, prêtez-moi, s’il vous plaît, votre foulard, je vais faire un tour des plus surprenants. Celui-ci s’empressa de mettre la main dans sa poche, et tout ébahi s’écria qu’il était volé, en dirigeant ses regards accusateurs sur ceux qui l’entouraient. — Volé ! s’écria l’escamoteur tout étonné ; eh bien, tant mieux ! mon tour en sera plus beau. — De quelle couleur est votre foulard ? — Rouge et jaune. — Bon, soyez tranquille, s’il est encore dans la salle, il vous reviendra. Et faisant tourner sa baguette sur le bout de ses doigts, il en arrêta le mouvement dans la direction de l’escamoteur de contrebande, et lui dit : — Le foulard est dans ta poche, rends-le. Cette apostrophe consterna le voleur, qui cependant se remit aussitôt, affecta une grande surprise et passa le mouchoir à son propriétaire aux, acclamations des spectateurs saisis d’admiration. La police fut avertie, le filou mis en prison et l’art du devin, prôné par toutes les bouches, ne cessa d’attirer une foule considérable à sa baraque pendant toute la journée. »