Aller au contenu

Page:Jacques Collin de Plancy - Dictionnaire infernal.pdf/34

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
AME
AME
— 26 —

ceux qui meurent à la guerre s’élèvent jusqu’aux astres, et sont reçues dans les régions supérieures, d’où elles apparaissent comme de bons génies ; tandis, que ceux qui meurent dans leur lit, quoique ayant vécu dans la justice, sont, plongés sous terre dans l’oubli et les ténèbres[1].

Il y a parmi les Siamois une secte qui croit que les âmes vont et viennent où elles veulent après la mort ; que celles des hommes qui ont bien vécu acquièrent une nouvelle force, une vigueur extraordinaire, et qu’elles poursuivent, attaquent et maltraitent celles des méchants partout où elles les rencontrent. Platon dit, dans le neuvième livre de ses Lois, que les âmes de ceux qui ont péri de mort, violente, poursuivent avec fureur, dans l’autre inonde, les âmes de leurs meurtriers. Cette croyance s’est reproduite souvent et n’est pas éteinte partout.

Les anciens pensaient que toutes les âmes pouvaient revenir après la mort, excepté les âmes des noyés. Servius en dit la raison : c’est que l’âme, dans leur opinion, n’était autre chose qu’un feu, qui s’éteignait dans l’eau ; comme si le matériel pouvait détruire le spirituel.

On sait que la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps. C’est une opinion de tous les temps et de tous les peuples que les âmes en quittant ce monde passent dans un autre, meilleur ou plus mauvais, selon leurs œuvres. Les anciens donnaient au batelier Caron la charge de conduire les âmes au séjour des ombres. On trouve une tradition analogue à cette croyance chez les vieux Bretons. Ces peuples plaçaient le séjour des âmes dans une île qui doit se trouver entre l’Angleterre et l’Islande. Les bateliers et pêcheurs, dit Tzetzès, ne payaient aucun tribut, parce qu’ils étaient chargés de la corvée de passer les âmes ; et voici comment cela se faisait : — Vers minuit, ils entendaient frapper à leur porte ; ils suivaient sans voir personne jusqu’au rivage ; là ils trouvaient des navires qui leur semblaient vides, mais qui étaient chargés d’âmes ; ils les conduisaient à l’île des Ombres, où ils ne voyaient rien encore ; mais ils entendaient les âmes anciennes qui venaient recevoir et complimenter les nouvelles débarquées ; elles se nommaient par leurs noms, reconnaissaient leurs parents, etc. Les pêcheurs, d’abord étonnés, s’accoutumaient à ces merveilles et reprenaient leur chemin. — Ces transports d’âmes, qui pouvaient bien cacher une sorte de contrebande, n’ont plus lieu depuis que le Christianisme est venu apporter la vraie lumière.

On a vu parfois, s’il faut recevoir tous les récits des chroniqueurs, des âmes errer par troupes. Dans le onzième siècle, on vit passer près de la ville de Narni une multitude infinie de gens vêtus de blanc, qui s’avançaient du côté de l’Orient. Cette troupe défila depuis le matin jusqu’à trois heures après midi. Mais sur le soir elle diminua considérablement. Tous les bourgeois montèrent sur les murailles, craignant que ce ne fussent, des troupes ennemies ; ils les virent passer avec une extrême surprise. Un citadin, plus résolu que les autres, sortit de la ville ; remarquant dans la foule mystérieuse un homme de sa connaissance, il l’appela par son nom et lui demanda ce que voulait dire cette multitude de pèlerins. L’homme blanc lui répondit : « Nous, sommes des âmes qui, n’ayant point expié tous nos péchés et n’étant pas encore assez pures, allons ainsi dans les lieux saints, en esprit de pénitence ; nous venons de visiter le tombeau de saint Martin, et nous allons à Notre-Dame de Farfe[2]. »

Le bourgeois de Narni fut tellement effrayé de cette vision, qu’il en demeura malade pendant un an. Toute la ville de Narni, disent de sérieuses relations, fut témoin de cette procession merveilleuse, qui se fit en plein jour.

N’oublions pas, à propos du sujet qui nous occupe, une croyance très-répandue, en Allemagne : c’est qu’on peut vendre son âme au diable. Dans tous les pactes faits avec l’esprit des ténèbres, celui qui s’engage vend son âme. Les Allemands ajoutent même qu’après cet horrible marché le vendeur n’a plus d’ombre. On conte à ce propos l’histoire d’un étudiant qui fit pacte avec le diable pour devenir l’époux d’une jeune dame dont il ne pouvait obtenir la main. Il y réussit en vertu du pacte. Mais au moment de la célébration du mariage, un rayon de soleil frappa les deux époux qu’on allait unir ; on s’aperçut avec effroi que le jeune homme n’avait pas d’ombre : on reconnut qu’il avait vendu son âme, et tout fut rompu.

Généralement les insensés qui vendent leur âme font leurs conditions, et s’arrangent pour vivre un certain nombre d’années après le pacte. Mais si on vend sans fixer de terme, le diable, qui est pressé de jouir, n’est pas toujours délicat ; et voici un trait qui mérite attention :

Trois ivrognes s’entretenaient, en buvant, de l’immortalité de l’âme et des peines de l’enfer. L’un d’eux commença à s’en moquer, et dit là-dessus des stupidités dignes de la circonstance. C’était dans un cabaret de village. Cependant survient un homme de haute stature, vêtu gravement, qui s’assied près des buveurs et leur demande de quoi ils rient. Le plaisant villageois le met au fait, ajoutant qu’il fait si peu de cas de son âme, qu’il est prêt à la vendre au plus offrant et à bon marché, et qu’ils en boiront l’argent. « Et combien me la veux-tu vendre ? » dit le nouveau venu. Sans marchander, ils con-

  1. Josèphe, De bello jud., liv. VI, cap. i, cité par D. Calmet, première partie du Traité des apparitions, ch. xvi.
  2. De cura pro mortuis, cité par D. Calmet, première partie, ch. xiv.