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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/33

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cette idée même qui faisait palpiter mon cœur de critique. Littéralement, il battait souvent plus fort, les soirs où, rentrant me coucher, je m’arrêtais, mon bougeoir à la main, dans la salle pleine d’échos. C’était à ces moments-là, dans le profond silence, une fois le long paradoxe de la journée écoulée, que les secrets de miss Bordereau venaient flotter dans l’air, que le prodige de sa survivance devenait plus saisissant. Celles-là étaient des impressions intenses ; j’en éprouvais d’autres sous une autre forme avec une certaine apparence de réciprocité, pendant les heures que je passais, assis dans le jardin, à regarder par-dessus mon livre les fenêtres closes de mes hôtesses.

À ces fenêtres, nul signe d’une existence quelconque. Il semblait que, de peur d’être seulement entr’aperçues de moi, les deux dames se fussent condamnées à vivre dans les ténèbres. Mais ceci ne servait qu’à souligner qu’elles avaient quelque chose à cacher. Leurs volets immobiles me devinrent aussi expressifs que des yeux volontairement clos, et je trouvai un certain plaisir à penser que, bien qu’invisibles elles-mêmes, elles ne me quittaient pas de vue à travers leurs paupières baissées.

Je tenais à passer le plus de temps possible dans le jardin pour justifier la déclaration que j’avais faite, au début, de ma passion pour l’horticulture. Et non seulement cette attitude me coûtait du temps, mais aussi — que le diable m’emporte ! me dis-je — de l’argent, de mon rare et précieux argent. Aussitôt que mes chambres avaient été arrangées et que j’avais pu prêter à cette question l’attention convenable, je visitai le terrain avec un expert consommé et fis marché pour sa mise en état.

Au fond, je regrettai d’agir ainsi, car personnellement je le préférais tel qu’il était, avec ses mauvaises herbes et son abondant désordre sauvage, sa négligence exquise, si caractéristique et si vénitienne. Mais il me fallait être conséquent, tenir la promesse que j’avais faite d’ensevelir la maison sous les fleurs. Et puis, je me cramponnais au doux espoir que, grâce aux fleurs, je ferais mon chemin ; les bouquets assureraient mon triomphe. J’assiégerais les vieilles de lis, je bombarderais de roses leur citadelle. Leur porte céderait à la pression de l’entassement de parfums que j’y accumulerais. Mais vraiment ce terrain avait été négligé d’une façon ignoble ; et, la capacité vénitienne pour la flânerie étant immense, pendant bon nombre de jours, tout ce que mon jardinier eut à me montrer comme fruit de ses travaux fut un