Aller au contenu

Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La pauvre miss Tina rougit comme si j’eusse été indiscret.

— Eh bien, si vous ne voulez pas croire qu’elle désire vous voir, je ne l’ai pourtant pas inventé ! Je crois qu’on devient capricieux en vieillissant.

— C’est parfaitement vrai. Je voulais seulement savoir si vous lui avez répété ce que je vous ai dit l’autre soir.

— Ce que vous m’avez dit ?

— À propos de Jeffrey Aspern. Que je suis à la recherche de documents.

— Si je lui avais dit, croyez-vous qu’elle vous aurait fait demander ?

— C’est justement ce que je désire savoir. Si elle veut le conserver pour elle toute seule, elle peut désirer me faire venir afin de me le dire.

— Elle ne parlera pas de lui, dit Miss Tina.

Puis, ouvrant la porte, elle ajouta, plus bas :

— Je ne lui ai rien dit.

La vieille femme était assise au même endroit où je l’avais vue la dernière fois, dans la même position, avec le même bandeau mystificateur sur les yeux. Sa bienvenue consista à tourner vers moi son visage presque invisible, et me prouver que, tout en demeurant silencieuse, elle me voyait parfaitement. Je ne fis pas un mouvement pour lui serrer la main, je ne sentais que trop que c’était une chose réglée pour toujours. On m’avait suffisamment fait comprendre qu’elle était trop sacrée pour ces modernités triviales — trop vénérable pour être touchée. Il y avait quelque chose de si sarcastique dans son aspect — c’était dû en partie à sa visière verte — tandis que je me tenais devant elle, soumis à son examen, que je cessai subitement de douter qu’elle me soupçonnât, bien que je ne soupçonnasse pas moi-même un instant Miss Tina de ne m’avoir pas dit la vérité.

Elle ne m’avait pas trahi, mais l’instinct secret de la vieille femme l’avait bien servie : elle m’avait retourné sous toutes les faces pendant ses longues heures solitaires et avait deviné ; et le pire de l’affaire, c’est qu’elle me semblait être de ces vieilles femmes capables, tel Sardanapale aux abois, de brûler leur trésor. Miss Tina avança une chaise, en me disant : Vous serez bien là. Tout en prenant possession, je m’informai de la santé de Miss Bordereau, j’exprimai l’espoir qu’en dépit de la grande chaleur elle était satisfaisante. Elle répondit qu’elle était assez bonne — assez bonne ; que c’était déjà beaucoup de vivre.

— Oh ! quant à cela, cela dépend du terme de comparaison ! répondis-je en riant.