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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/68

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Je fus sur le point de m’écrier — et vraiment la figure de crucifié que je devais faire était l’expression d’une réalité morale : « Arrêtez, Juliana ! pour l’amour du poète, arrêtez ! » Mais je me maîtrisai, et je demandai, moins ardemment : « Pourquoi resterais-je si longtemps ? »

— Je croyais que vous vous plaisiez ici, dit Miss Bordereau avec sa dignité sèche.

— J’espérais m’y plaire.

Elle ne dit rien de plus pendant un moment, et je laissai mes paroles opérer. Je m’attendais presque à lui entendre dire, plutôt froidement, qu’il était inutile de continuer le débat, du moment que j’étais désappointé ; et cependant mes paroles chagrines n’auraient nullement dû l’étonner : car j’étais convaincu qu’elle savait maintenant, comment y était-elle arrivée ? — ce qui me causait ce désappointement trop naturel. Mais, à mon extrême surprise, elle finit par dire :

— Si vous trouvez que nous ne vous avons pas traité assez bien, peut-être serait-il possible de découvrir quelque moyen de vous traiter mieux.

Ce discours était tellement incongru, en quelque sorte, qu’il me fit rire de nouveau, et je m’en excusai en disant qu’elle me parlait comme à un gamin qui bouderait dans un coin et qu’il fallait ramener. Je n’avais pas l’ombre d’une plainte à faire ; y avait-il rien qui pût excéder la gracieuseté que m’avait montrée Miss Tina en m’accompagnant l’autre soir à la Piazza ? La vieille femme répliqua alors :

— Vous n’avez que vous-même à en remercier.

Puis, sur un ton différent : « C’est une très belle fille. » J’acquiesçai cordialement à cette proposition, et elle exprima l’espoir que je n’avais pas agi seulement pour lui être agréable, mais qu’elle me plaisait réellement. Je me demandais avec un étonnement croissant où Miss Bordereau voulait en venir. « En dehors de moi, dit-elle, elle n’a plus aujourd’hui aucun parent au monde. »