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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/85

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ment, comme chaque fois que je sortais à pied dans Venise, de sorte que minuit était bien passé quand je me trouvai devant ma porte.

Là-haut la sala était obscure, comme à l’habitude, et, pendant que je la traversais, ma lampe ne me montra rien de nature à me satisfaire. Je fus désappointé, car j’avais annoncé à Miss Tina que je reviendrais prendre des nouvelles, et je pensais qu’elle aurait pu laisser une lumière comme signe de sa prochaine venue. La porte de l’appartement de ces dames était fermée ; ce qui me sembla indiquer que ma défaillante amie, lasse de m’attendre, était allée se coucher. J’étais là, debout, au milieu de la pièce, hésitant, espérant qu’elle m’entendrait et peut-être se glisserait hors de la porte ; je me disais aussi qu’elle ne se coucherait certainement pas dans l’état critique de sa tante ; elle passerait la nuit auprès d’elle à la veiller, sur une chaise, en robe de chambre.

Je vins près de la porte ; je m’y arrêtai et j’écoutai. Je n’entendis rien, et je finis par frapper doucement. Il ne vint aucune réponse, et après une minute d’attente je tournai le bouton. Il n’y avait pas de lumière dans la pièce ; cela aurait dû m’empêcher d’avancer, mais tel n’en fut pas l’effet. Puisque j’ai franchement exposé les importunités, les indélicatesses dont mon désir de posséder les papiers de Jeffrey Aspern m’avait rendu capable, je n’ai pas de raison pour reculer devant l’aveu de cette dernière indiscrétion. Je la considère comme le pire de mes actes ; cependant, il y a des circonstances atténuantes. J’étais profondément anxieux — bien que sans doute cette anxiété ne fût pas désintéressée — d’avoir des nouvelles de Juliana, et, somme toute, Miss Tina avait accepté de moi un rendez-vous auquel je pouvais mettre un point d’honneur à me rendre.

On peut objecter que le fait de laisser la pièce dans l’obscurité prouvait matériellement qu’elle me dégageait de ma promesse — et à cela tout ce que je puis répondre est que je ne désirais pas être dégagé. La porte de la chambre de Miss Bordereau était ouverte, et j’y voyais briller la faible lumière d’une veilleuse. On n’entendait aucun son ; le bruit de mes pas ne dérangea personne. J’avançai dans la chambre ; je m’y attardai, ma lampe à la main ; je voulais donner à Miss Tina une occasion de venir, si, comme je n’en doutais pas, elle était toujours auprès de sa tante ; je ne fis aucun bruit pour attirer son attention ; j’attendais seulement de voir si ma lumière ne l’attirerait pas. Elle ne l’attira pas, et je me l’expliquai — la suite des événements me donna raison — par le fait qu’elle s’était endormie.