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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/88

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chute en arrière, accompagnée d’un spasme rapide, comme si la mort venait de fondre sur elle, dans les bras de Miss Tina.


IX

Je quittai Venise le lendemain matin, immédiatement après avoir appris que mon hôtesse n’avait pas succombé, comme je l’avais craint sur le moment, au choc que je lui avais donné — choc que je puis bien dire avoir également reçu d’elle. Rien pouvait-il me faire supposer qu’elle était capable de sortir de son lit sans être aidée ? Je ne pus voir Miss Tina avant mon départ ; je vis seulement la « donna » à laquelle je confiai un mot pour sa plus jeune maîtresse. Je lui annonçais une absence de quelques jours seulement ; je me rendis à Trévise, à Bassano, à Castelfranco ; je fis des promenades à pied et en voiture, je contemplai mainte vieille église délabrée, aux tableaux mal éclairés ; je passai des heures à fumer, assis à la porte de cafés — où je trouvais invariablement des mouches et des rideaux jaunes — du côté de l’ombre, sur les petites places assoupies. En dépit de ces passe-temps, qui m’occupaient d’une façon machinale et superficielle, je ne jouis que peu de mon voyage. J’avais eu un amer breuvage à boire et le goût m’en restait dans la bouche.

Ç’avait été rudement embêtant — pour employer le langage des jeunes gens — d’être découvert par Juliana en train d’examiner la fermeture de son bureau, au cœur de la nuit ; ce ne l’avait pas été moins d’avoir cru, les heures suivantes, qu’il y avait les plus grandes probabilités que je l’eusse tuée. Mon humiliation m’empoisonnait, mais il m’avait fallu me tirer d’affaire de mon mieux, diminuer autant que possible, en écrivant à Miss Tina, l’importance de l’incident, aussi bien que donner une explication plausible de l’attitude dans laquelle j’avais été surpris. Je ne pus savoir l’impression que je lui avais faite, car je n’en reçus aucune réponse.

J’étais plein de rancune d’avoir été appelé canaille d’écrivain, car indubitablement j’étais un écrivain, et non moins indubitablement j’avais agi sans délicatesse. Il vint un moment où je me persuadai que le seul moyen de recouvrer mon honneur était de disparaître, de sacrifier mes espérances chéries, et délivrer à jamais les deux pauvres femmes de mon commerce importun. Puis je fis la réflexion qu’il valait mieux essayer d’abord une petite absence : j’entretenais déjà, à mon insu, le sentiment, inexprimé et obscur, qu’en disparaissant ainsi complètement, ce n’était pas mes espérances seules que je condamnais à s’éteindre. Mon absence atteindrait son but si elle durait assez pour convaincre la plus âgée des deux dames qu’elle était débarrassée de moi.