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Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/93

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tout justement que les reliques n’existaient plus.

Nous nous séparâmes dans le jardin ; ce fut elle qui dit la première qu’il fallait rentrer ; maintenant qu’elle habitait seule le piano nobile, je sentais que — au moins d’après les idées reçues à Venise — je ne devais y pénétrer qu’avec réserve. Comme nous échangions une poignée de main avant de nous quitter pour la nuit, je lui demandai si elle avait fait des plans d’avenir, si elle avait réfléchi à ce qui serait le meilleur pour elle.

— Oh ! oui, mais je n’ai encore rien décidé, répondit-elle gaiement. L’explication de sa gaieté était-elle dans la conviction que je décidais pour son compte ?

Le lendemain matin, je fus content que nous eussions négligé les questions pratiques, car cela me donna un prétexte pour la revoir immédiatement. Il y avait vraiment une question pratique à traiter maintenant. Il était convenable de lui faire savoir formellement que, bien entendu, je ne m’attendais pas à ce qu’elle me conservât comme locataire, et je devais montrer aussi de l’intérêt pour sa propre location, pour les conditions de son bail. Mais, ainsi qu’on le verra, je n’étais pas destiné à converser longtemps avec elle sur aucun de ces sujets.

Je ne lui fis rien dire ; je descendis simplement à la sala, et y marchai de long en large ; je savais qu’elle y viendrait, qu’elle s’apercevrait promptement que j’étais là ; je préférais, en somme, n’être pas enfermé avec elle ; un jardin, une grande salle me semblaient préférables pour la conversation. La matinée était magnifique, avec je ne sais quoi dans l’air qui avertissait du déclin du long été vénitien : une fraîcheur venue de la mer faisait onduler les fleurs dans le jardin et apportait un agréable courant d’air dans la maison, moins close sous ses persiennes et moins préservée du jour que du temps de la vieille femme.

C’était le début de l’automne, la fin des mois dorés de l’été. Avec l’été, mon expérience aussi prenait fin, ou l’aurait atteinte dans une demi-heure, quand j’aurais réellement appris que mon rêve était réduit en cendres. Après cela, il ne me restait plus qu’à me rendre à la gare ; car, sérieusement — ainsi m’apparurent les choses à la claire lumière du matin — je ne pouvais m’éterniser ici pour servir de tuteur à ce spécimen d’incapacité féminine d’âge mûr. Si elle n’avait pas sauvé les papiers, quelle reconnaissance lui devrais-je ?

Je crois que j’eus un petit frisson en me demandant combien et comment, dans le cas où elle les aurait sauvés, je devrais reconnaître, voire récompenser une telle gracieuseté. Après tout, ce service-là ne m’obligerait-il pas à endosser sa tutelle ? Si cette idée n’augmenta pas mon malaise, tandis que j’allais et venais, c’est que j’étais convaincu que je