Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/110

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Lanfrey[1] remarque qu’une des principale raisons qui amenèrent la rupture définitive entre le gouvernement anglais et le gouvernement consulaire consiste dans le peu de confiance que les Anglais avaient en Bonaparte. Il y a là beaucoup de vérité, et il suffit pour s’en convaincre de lire les discours prononcés devant les lords par Grenville, devant les Communes par Dundas, par Canning et surtout par Pitt (21 janvier 1800). Dans ces discours, la France est présentée à la fois comme ruinée et comme dangereuse, parce qu’elle veut « asservir le monde pour le ravager » — c’est la formule toujours répétée depuis le début de la Révolution — et les orateurs y ajoutent un portrait du Premier Consul particulièrement dur : sa vie semble se résumer en deux mots : piller et tromper.

Mais si Bonaparte n’inspirait pas confiance, cette seule raison ne peut suffire à expliquer l’attitude du gouvernement britannique. En réalité, pourquoi Pitt, l’adversaire acharné de la France révolutionnaire, aurait-il traité à la fin de 1799 ? Ses envoyés, ses espions lui faisaient le tableau le plus sombre de la nation qu’il détestait, alors qu’au contraire l’Angleterre sortait victorieuse des dernières luttes. Comme l’écrit si justement M. Sorel[2] « : L’empire de Tippoo conquis aux Indes, la Martinique, Tabago, la Trinité, le Cap, Ceylan conquis sur la France et sur ses alliés ; l’armée française bloquée en Égypte, Malte réduite à capitulation ; la flotte batave détruite ou prise ; les flottes de France et d’Espagne enfermées dans la rade de Brest, c’était de quoi s’enorgueillir et, après des transes si affreuses, des épreuves si rudes, de quoi se féliciter d’avoir tenu ferme et refusé la paix ». Les succès extérieurs valaient à l’intérieur un surcroît de force à Pitt et à ses partisans. Qu’il parvînt à écraser définitivement la France, et sa situation devenait inébranlable. C’est dans ces conditions que, loin de traiter, il pousse les opérations en Égypte, prépare avec Frotté et Georges Cadoudal une grande insurrection royaliste, et raffermit par l’envoi de subsides l’ardeur de l’Autriche.

Celle-ci — avec son cortège d’États secondaires : Naples, Sardaigne, Würtemberg, Bavière, Mayence — restait seule alliée de Georges III. Le désaccord entre Vienne et Pétersbourg avait survécu au premier moment de mauvaise humeur des Russes après Zurich[3]. Paul Ier se retira définitivement de la coalition (7 janvier 1800), et Krüdener, son ministre à Berlin, reçut même, par l’intermédiaire du roi de Prusse, auprès de qui Bonaparte avait envoyé Beurnonville, les premières propositions d’un accord avec la France. La Prusse, selon sa coutume, attendait.

L’entente entre les Anglais et les Autrichiens ne pouvait être difficile à réaliser. En effet, il ne s’agissait pas d’entreprendre une lutte sur des bases absolument nouvelles, il fallait simplement continuer une action engagée

  1. Hist. de Nap. I. t. II, p. 63 et 390.
  2. L’Europe et la Révolution française, sixième partie, p. 33.
  3. Voyez Gabriel Deville, p. 519.