Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

c’est la classe moyenne, la bourgeoisie, qui désormais, par l’arrêt de la Révolution demeure maîtresse dans la nation. La foule du prolétariat reste au-dessous d’elle sans avoir compris les avantages immédiats que la lutte soutenue pouvait lui faire espérer. Le bilan de la Révolution tel qu’on peut l’établir au lendemain du coup d’État se résume en deux mots : le triomphe de la bourgeoisie.

CHAPITRE PREMIER

LA FRANCE AU LENDEMAIN DU 18 BRUMAIRE

Pour comprendre l’histoire du nouveau gouvernement, la façon dont il a pu s’implanter et fixer des éléments multiples, épaves de tant de troubles et de tant de coups d’État, il est indispensable de rechercher quelle était, au moment où Bonaparte a renversé le Directoire, la situation respective des deux grandes classes de la nation : la classe possédante et la classe salariée. Dans cet exposé, nous pouvons laisser de côté la noblesse. Nous ne pensons pas qu’il faille, au lendemain du 18 brumaire, donner à celle-ci une place importante parmi les facteurs essentiels des événements à venir. De toute façon, le parti noble est le vaincu. Il pourra envisager l’acte de Bonaparte comme rendant possible une victoire future, mais non comme une victoire immédiate. « Plusieurs partis ont entrevu dans le lointain des espérances… », écrivait après l’événement Mallet du Pan[1]. Et il savait bien que « ces partis » signifiaient « son parti ». C’est ainsi que la noblesse et les monarchistes pourront espérer voir le général jouer un jour le rôle historique de Monck, mais ils ne disposent plus d’assez de force et d’assez de crédit pour, par eux-mêmes, aider ouvertement à l’effort qu’ils attendent. Nous laisserons donc pour l’instant la noblesse et envisagerons seulement la situation et l’état d’esprit de la masse immense de la nation partagée entre les « nantis » et le prolétariat. De ceux-là, en effet, dépend toujours l’avenir du pays. Dans quelles conditions sont-ils après le coup d’État et comment sont-ils préparés à l’envisager ?

A. — En haut de l’échelle sociale, écrasant tout le monde par leur luxe, donnant le ton à la « société » qui s’épuise à les vouloir imiter sans en posséder les moyens, des financiers, des agioteurs, sont dans la bourgeoisie les maîtres nouveaux. Dans un temps où l’argent était rare, c’est à ceux qui le possédaient qu’allait la toute-puissance. Les véritables maîtres, ce sont tous ces gens dont l’État a besoin pour entretenir les armées, pour aider à la répartition aussi égale que possible des grains sur le territoire, en un mot tous les détenteurs de la fortune publique accaparée par tous les moyens possi-

  1. Descotes, La Révolution vue de l’étranger, p. 551.