Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/140

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Louisiane regagnée par la France. Mais cette expédition « maritime » organisée ainsi, précisément pendant les négociations avec l’Angleterre, avait éveillé à Londres bien des sentiments qu’un homme soucieux avant tout de la paix aurait évidemment préféré laisser dormir. Mais il ne s’en tint pas là seulement et, comme nous le disons plus haut, il porta encore son intervention souveraine en Italie. La réorganisation de ce pays faisait la préoccupation des chancelleries et la gravité avec laquelle elles s’en inquiétaient dénotait avant tout le souci que chaque nation avait d’en profiter, soit directement, par des prises de possession, soit indirectement, par des compensations. Bonaparte résolut de faire seul cette réorganisation et à son seul profit. Il résolut, en conséquence, de réunir à Lyon une grande consulte de délégués cisalpins. Cette consulte comprenait quatre cents membres, bourgeois, magistrats, prêtres. etc., dont le rôle consista à discuter dans des commissions la constitution que Talleyrand apporta à Lyon le 18 décembre 1801. Cette constitution, élaborée à Paris bien entendu, par Maret, Rœderer et Talleyrand lui-même était une sorte de copie du gouvernement consulaire. Les Cisalpins étaient divisés en trois collèges électoraux : posidenti, dotti, commercianti, ce qui donnait un total de sept cents électeurs. Un sénat de huit membres, une consulte de dix (conseil d’État), un corps législatif de soixante-quinze (tribunat), donnaient, en raccourci, la constitution française. Un président, élu pour dix ans, concentrait en réalité le pouvoir. Bonaparte recevait de Talleyrand des lettres le pressant de prendre la tête de la nouvelle république. Avec son dédain de grand seigneur, il dit au premier consul en parlant des membres de l’assemblée lyonnaise : « Ils feront tout ce que vous voudrez, sans que vous ayez besoin de leur montrer même une volonté. Ce que l’on croira que vous désirez deviendra sur-le-champ une loi[1]. » Bonaparte jugea alors que la situation était ce qu’il souhaitait qu’elle fût. En grand appareil, entouré de « sa maison », accompagné par sa femme Joséphine, il se rendit à Lyon, passa des revues, se fit acclamer, et, quand l’instant fut venu de nommer le président de la République cisalpine, Talleyrand fit en sorte que les Italiens l’offrissent au premier consul. Le 20 janvier 1802, Bonaparte se rendait à la séance solennelle de la consulte et y portait son acceptation : c’est en italien qu’il s’adressa aux membres de l’assemblée leur déclarant : « Je n’ai trouvé personne parmi vous qui eût assez de droits sur l’opinion publique, qui fût assez indépendant de l’esprit de localité, qui eût enfin rendu d’assez grands services à son pays pour lui confier la première magistrature. » Il n’eut garde d’oublier de dire que lui-même était l’homme qui avait le plus contribué à leur création ajoutant : « Vous n’avez que des lois particulières ; il vous faut, désormais, des lois générales. Votre peuple n’a que des habitudes locales ; il faut qu’il prenne des habitudes na-

  1. Lettre de Talleyrand à Bonaparte, 3 janvier 1802.