Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/153

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un passage qui explique ce que l’on pouvait appeler anarchique sous le Consulat. Le policier rapporteur écrit au sujet de la représentation de Cinna[1] : « Le premier consul a assisté hier à la représentation de Cinna. Il était avec Mme Bonaparte. À son entrée et à sa sortie du spectacle, il a été salué par des acclamations prolongées. On croit l’avoir vu en uniforme de garde national. Il s’est retiré après la tragédie. Plusieurs passages de cette pièce qui offrent des allusions favorables au gouvernement ont été saisis et applaudis. Dans celui où Maxime exprime ses principes anarchiques[2], il y a eu quelques mouvements pour approuver. La grande majorité des spectateurs les a réfrénés par ce seul mot : Silence ! » Ainsi, c’est dans le répertoire de Corneille que la police consulaire trouvait l’exposé de principes anarchiques ! Le public avait osé applaudir Maxime ; aussi, par prudence, — le bulletin dit par ordre, — l’acteur chargé de ce rôle omit les vers suivants :

Le bonheur peut conduire à la grandeur suprême ;
Mais, pour y renoncer, il faut la vertu même,
Et peu de généreux vont jusqu’à dédaigner,
Après un sceptre acquis, la douceur de régner.

Les « exagérés », c’est-à-dire, en somme, les derniers Jacobins, les républicains sincères, qui voyaient de jour en jour la liberté disparaître et laisser place au pouvoir de Bonaparte, cherchaient à augmenter leur nombre en gagnant les ouvriers. À Paris même, où il y eut des crises économiques cruelles pour le prolétariat, ils cherchèrent à agiter les faubourgs. La police, qui grossit et exagère toute chose, ne cessait d’exercer sa surveillance et, en parcourant les papiers gardés dans les cartons des Archives, on est bien obligé de reconnaître que, s’il y a des traces constantes de cette surveillance, il n’y a pas d’indices sérieux permettant de croire que les ouvriers éclairés par les agitateurs démocrates songèrent à les suivre. Quand le pain manquait, quand la guerre sévissait, les « anarchistes » parcouraient les quartiers populaires et parlaient de la Révolution avortée, de la condition lamentable du peuple pris entre ces deux alternatives : donner des hommes destinés à aller se faire tuer pour la plus grande gloire du premier consul ; mourir dans la misère et sans murmurer, pour qu’on pût parler du calme rétabli sous l’autorité de Bonaparte… Mais il n’y avait plus de ressort dans l’agglomération ouvrière. L’armée, au contraire, a fourni un contingent sérieux « d’anarchistes ». Une quantité d’officiers réformés demeurent oisifs et mécontents, envieux aussi de la gloire d’un des leurs. La propagande républicaine fut même assez active parmi les troupes, il y eut des tentatives pour tâcher d’amener des soulèvements. On disait et on faisait dire dans les casernes que Bonaparte, d’accord avec l’étranger, voulait se faire proclamer

  1. Bulletin du 14 pluviôse an IX. F7 3702.
  2. Une feuille adjointe au Bulletin donne une version un peu différente et dit « principes démagogiques ».