Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/186

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L’Europe ne vit pas sans inquiétude ces accroissements continuels et, avant toutes les autres nations, l’Angleterre adressa ses remontrances. Le ministère Addington, qui avait fait la paix d’Amiens, était intéressé à ce qu’elle ne fût pas troublée, mais il savait trop quels murmures s’élevaient autour de lui pour laisser faire Bonaparte plus longtemps sans protester. C’est dès la fin de 1802 que Hawkesbury relève les transformations avantageuses de la France : « Le Piémont a été réuni ; vous êtes sur le point de disposer du sort de l’Allemagne, de la Suisse, de la Hollande. Malgré la détermination que nous avons prise de ne nous mêler en aucune manière des affaires du continent, nous y sommes entraînés malgré nous, autant par les plaintes qui nous sont adressées que par l’opinion qui se prononce ici avec une énergie sans exemple ».

Ainsi prenait fin l’équivoque qui avait présidé à la conclusion du traité d’Amiens : l’Angleterre s’occupait des affaires du continent. La Grande-Bretagne ne tarda pas en effet à répondre, lorsqu’on lui disait d’évacuer Malte, que la France devait abandonner ses desseins sur la Suisse, le Piémont, ou la Hollande. Talleyrand avait strictement raison, lorsqu’il ripostait que la paix d’Amiens impliquait seulement l’évacuation de Naples par la France, évacuation consommée et qui devait entraîner celle de Malte. À Amiens, on n’avait pas parlé de la Suisse ni du Piémont, ni de la Hollande ! Un ouvrage récent[1] tend à nous montrer que ce sont précisément les affaires de Hollande qui poussèrent le plus les Anglais à la guerre. Bonaparte laissait toujours des troupes d’occupation dans la République batave, et l’Angleterre aurait renoncé à sa politique traditionnelle si elle avait laissé la France maîtresse de la Hollande. C’est, d’une façon générale, toute la conduite de Bonaparte dans la paix qui a déterminé l’Angleterre à résister. De même qu’elle était nécessairement amenée à s’occuper des affaires du continent, de même le gouvernement français avait reporté ses préoccupations du côté des colonies.

On se rappelle que Leclerc, avec 35 000 hommes, avait été dirigé sur Saint-Domingue[2]. Toussaint-Louverture, qui avait rétabli l’ordre dans son pays et avait réussi à lui donner quelque prospérité, paya cher la tentative qu’il faisait de l’affranchir de toute domination française : complètement battu, il dût se soumettre, et, comme il conspirait, on l’envoya en France, où il fut interné au fort de Joux. Un des premiers bienfaits de l’administration française devait être le rétablissement de l’esclavage et de la traite des noirs ! En effet, c’est en floréal an X (mai 1802) que le Tribunal discuta le projet relatif aux colonies restituées par le traité d’Amiens et autres colonies françaises, titre qui cache purement et simplement l’abominable retour au commerce légalisé de l’homme par l’homme. Mais les habitants de Saint-Domingue trouvèrent, pour sauver leur liberté, une alliée imprévue : la fièvre

  1. Coquelle. Napoléon et l’Angleterre, 1803-1813.
  2. Supra, p. 129.