Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/194

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profit de l’homme de Brumaire. La voix révolutionnaire était éteinte. Bonaparte regarda vers le camp de ceux qui avaient combattu la Révolution et, songeant à remplacer le roi, il voulut entamer avec celui qui portait encore ce titre des négociations qui devaient aboutir, dans sa pensée, à quelque chose comme une abdication en sa faveur. Oui, cet homme qui n’était puissant que par une persistance de l’idée révolutionnaire, idée qu’il avait faussée, c’est vrai, mais qui n’en avait pas moins contribué à lui donner le pouvoir, cet homme qui était sorti de la Révolution et prétendait la conduire à son terme rationnel, cet homme qui toujours avait menti et trahi, voulait maintenant relever le trône englouti dans la grande tourmente et le replacer au-dessus du peuple qui l’avait jeté à bas.

Les royalistes, nous le savons, avaient cru que Bonaparte servirait leur cause. Louis XVIII lui-même avait écrit à plusieurs reprises au consul, et avait fait agir M. de Clermont-Gallerande, tant auprès de Bonaparte même qu’auprès de Mme Bonaparte[1]. Il n’obtint rien qu’une lettre, où le premier consul, tout en le remerciant pour les compliments qu’il lui avait prodigués, lui disait[2] : « Vous ne devez pas souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France… L’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille… Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. » Cette dernière phrase contient déjà en germe les offres que nous allons voir faire en 1803. La guerre contre les partis et le souci de la lutte continuelle engagée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur pour l’établissement et l’affermissement de son pouvoir ont obligé Bonaparte à cesser une correspondance intéressante, mais il n’a pas perdu de vue une idée qui lui est personnelle, et c’est après le Consulat à vie qu’il revient à elle, la creuse, et tente de la mettre à exécution. Le sénatus-consulte du 6 floréal an X (26 avril 1802) avait ouvert les frontières toutes grandes aux royalistes émigrés. Il marque un stade dans la marche vers la monarchie : c’est tout le personnel de l’ancien régime qui revient pour donner au régime qui va le calquer, le faire renaître, le décor nécessaire, la consécration indispensable.

L’acte du 6 floréal amnistiait les émigrés et les sommait de rentrer avant le 1er vendémiaire an XI (23 septembre). On exigeait d’eux simplement le « serment d’être fidèles au gouvernement établi par la Constitution et de n’entretenir aucune liaison ni correspondance avec les ennemis de l’État ». Cette amnistie, qui n’exceptait que des chefs de rassemblements armés, des évêques réfractaires au Concordat, des agents de guerre civile et étrangère, des commandants de troupes qui avaient trahi, fut l’occasion du retour de nombreux royalistes. « Les émigrés, déjà revenus en nombre aussitôt

  1. Voir Mémoires de Clermont-Gallerande, t. I.
  2. 7 septembre 1800.