Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/204

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jury, car un sénatus-consulte du 28 février précédent avait suspendu les fonctions du jury « pendant le cours de l’an xii et de l’an xiii dans tous les départements de la République, pour le jugement des crimes de trahison, d’attentat contre la personne du premier consul, et autres contre la sûreté intérieure et extérieure de la République », mais devant un tribunal spécial. Moreau avait auprès de lui, sur le banc d’accusation : Cadoudal, Rivière, Polignac, et d’autres chouans. Il fut démontré qu’à aucun moment le vainqueur de Hohenlinden n’avait songé à ramener les Bourbons ; toute la trame de la conspiration fut mise à jour, en sorte que l’on vit bien que tout reposait sur la seule affirmation de Lajolais déclarant sans aucune preuve que Moreau était prêt à marcher pour rétablir la royauté.

Moreau ne cacha pas cependant qu’il n’était point partisan de la politique de Bonaparte : « Quand j’ai vu, dit-il, les fructidorisés à la tête des autorités de l’État, quand l’armée de Condé remplissait Les salons de Paris et ceux du premier consul, je pouvais bien m’occuper de rendre à la France le vainqueur de la Hollande ! » Ce n’était pas là précisément le langage d’un homme prêt à s’associer aux royalistes. Il apparaissait bien plutôt comme l’accusateur de Bonaparte, et c’est contre le consul qu’il retournait l’accusation dirigée contre lui-même. D’ailleurs, les interrogatoires et surtout le plaidoyer modeste, mais plein de grandeur, que prononça le général frappèrent si vivement ses juges, pourtant prévenus contre lui, qu’ils votèrent son acquittement. Bonaparte voulait sa mort. Au courant de ce qui se passait dans la salle où les juges délibéraient, il donna l’ordre de poursuivre la délibération. Le président Hémard obéit et insiste pour obtenir une condamnation. Lecourbe s’insurge contre cette violence. Bourguignon, un autre juge, propose l’inévitable et honteuse solution que nous connaissons bien : condamnation avec circonstances atténuantes ! C’est de la sorte que Moreau fut frappé de deux ans de prison ; et il disait en parlant de cette peine : « S’il était constant que j’avais pria part à la conspiration, je devais être condamné à mort comme le chef. Personne ne croira que j’y aie joué Le rôle d’un caporal[1] ! » Cadoudal et 11 autres chouans condamnés à mort furent guillotinés le 25 juin 1804 en place de Grève.

Bonaparte ressentit de la faible condamnation de Moreau une vive colère et, voyant un jour aux Tuileries le juge Lecourbe qui avait refusé de condamner le général à une peine quelconque s’avancer dans une délégation de la cour de Paris, il alla vers lui et s’écria : — Comment avez-vous osé souiller mon palais de votre présence ? Sortez, juge prévaricateur, sortez ! » Voilà comme Bonaparte comprenait la justice[2].

  1. Le gouvernement proposa à Mme Moreau la commutation des deux ans de prison en exil perpétuel, ce qui fut accepté par la femme du général qui « tremblait, dit Langrey que son mari n’éprouvât le sort de Pichegru ».
  2. Ajoutons que le marquis de Rivière, Polignac, d’Hozier, de Lozier, de Neuville obtinrent leur grâce. Ils étaient tous gentilshommes.