Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/216

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façon à peu près normale. Le remplacement (1800), le tirage au sort (1804), permettaient la création de soldats de métier, de gens destinés uniquement à la guerre, qui donnèrent ces fameux grognards dont on ne cesse de vanter les vertus, et qui, en réalité, n’étaient que des pillards et des brigands professionnels dont toute canaillerie est intitulée exploit. La bourgeoisie restait loin des camps, grâce à l’achat d’un remplaçant, qui partait au lieu et place du fils de bourgeois. Les nobles ralliés donnaient les officiers. Mais la régularité dans les levées fut vite abandonnée. À partir de 1800, on voit appeler les classes un an ou deux avant leur départ normal, et rappeler les classes libérées ! Dès lors, les déserteurs, les réfractaires se multiplient. La gendarmerie ne cesse de les chasser, les rapports de police ne s’occupent que d’eux. On cherche partout de la chair à canons. Il y avait sur tout le territoire des gens faisant profession de mutiler les hommes valides, et ils s’enrichissaient dans leur métier. Voici, par exemple, en 1807, c’est-à-dire avant même les plus grandes consommations d’hommes, avant les revers qui portèrent l’empereur à édicter de terribles mesures pour s’assurer des soldats, ce qu’on lit dans un rapport[1] : « La préfecture de police rapporte qu’elle a fait arrêter le sieur Taissère, élève en médecine, qui faisait métier de causer des infirmités à des jeunes gens pour les soustraire à la conscription. Il introduisait dans les yeux une poudre dont l’effet était si actif que plusieurs ont été en danger de perdre la vue. On lui a trouvé 10 000 francs, tant en or qu’en billets de banque, un superbe mobilier, des vases de vermeil, produits des bénéfices que cette manœuvre lui a procurés. Ses papiers et ses aveux fournissent d’autres moyens de conviction ». Celui-ci, on le voit, s’attaquait à la vue, ce qui était fréquent, mais pas autant peut-être que la mutilation d’un membre. Le nombre d’hommes qui se firent sauter un pouce pour ne pas partir est incalculable. Au moment de la rupture de la paix d’Amiens (mai 1803), six camps de 30 000 hommes chacun furent formés en vue de la guerre contre l’Angleterre, à Deventer, Gand, Saint-Omer, Compiègne, Saint-Malo et Bayonne. Les 200 000 hommes ainsi obtenus furent répartis en « corps d’armée de 20 000 à 35 000 hommes, comprenant deux ou trois divisions d’infanterie, une division de cavalerie à trois ou quatre régiments, une réserve d’artillerie, un détachement de sapeurs du génie et tous les services analogues à ceux d’une armée[2] ». Le corps d’armée formait donc une armée autonome et, cependant, tous les corps d’armée étaient concentrés sous le commandement de Napoléon, et constituaient ce que l’on appelle la Grande Armée. Cette grande armée était destinée à porter la guerre en Angleterre. » Napoléon reprenait, en effet, le plan de descente dont la paix d’Amiens avait arrêté la réalisation. On revit, comme alors, une activité pro-

  1. 15 juin 1807 Archives nationales, F7 3713.
  2. Général Bonnal, L’esprit de la guerre moderne : de Rosbach à Ulm, p. 158. Il nous est impossible de donner ici des détails fastidieux sur toute l’organisation militaire de l’Empire, nous nous bornons donc à l’essentiel.