Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/218

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pour cingler vers le Nord, il suffit de la fausse annonce de voiles anglaises à l’horizon pour qu’il abandonnât définitivement le projet de paraître dans la Manche. Il alla se réfugier à Cadix.

Les Anglais ne comptaient pas seulement, pour leur défense, sur leur marine très puissante, sur Nelson, le plus grand capitaine des mers, sur les vents et les circonstances de toutes sortes qui rendaient fort aléatoire la réussite de projets aussi compliqués que l’étaient ceux de Napoléon, Pitt, remonté au pouvoir, se dressait devant l’empereur français, et il était de taille à lutter avec lui. M. Sorel a marqué, de la manière la plus nette, quels moyens avait le premier ministre anglais pour paralyser son adversaire. Pitt, dit-il, pour prévenir l’invasion, « peut tout demander aux Anglais, et, avec ce qu’ils donnent, tout payer en Europe[1] ». C’est bien, en effet, ce qui se produisit. Secondé par lord Harrowby, secrétaire d’État aux affaires étrangères, il entame une prodigieuse croisade diplomatique, agissant partout à la fois, aussi bien chez des ennemis à peu près déclarés de la France, comme les Russes, que chez ses amis et alliés, les Hollandais et les Espagnols. Le premier appui trouvé par Pitt fut l’empereur Alexandre, qui se fit le porte-paroles des offres anglaises à Vienne et à Berlin. Les rapports entre la Russie et la France étaient devenus particulièrement tendus après le meurtre du duc d’Enghien. Alexandre, en effet, avait affecté une violente colère à la suite de ce meurtre et parlé de rompre toutes relations avec « un gouvernement qui ne connaît ni freins ni devoirs d’aucun genre, et qui, entaché d’un assassinat atroce, ne peut plus être regardé que comme un repaire de brigands[2] ». La cour de Pétersbourg avait pris le deuil, et le mot d’ordre fut de se détourner de l’ambassadeur français, Hédouville. À cette attitude, Napoléon avait répondu cruellement, en rappelant les conditions dans lesquelles Alexandre était monté sur le trône[3] : « La plainte que la Russie élève aujourd’hui conduit à demander si, lorsque l’Angleterre méditait l’assassinat de Paul Ier, on eût eu connaissance que les auteurs du complot se trouvaient à une lieue des frontières, on n’eût pas été empressé de les faire saisir ? » Comme, parmi les « auteurs du complot », il y avait Alexandre lui-même, et qu’il était, non à une lieue de la frontière, mais à Pétersbourg, on devine quel put être l’effet de cette réplique. Alexandre ne reconnut pas l’Empire, et, en octobre 1804, l’ambassadeur russe Oubril quitta la France, sans qu’il y eût, du reste, guerre déclarée. L’empereur Alexandre s’employa dès lors à nouer la coalition, tout en activant ses préparatifs. Cette coalition existait, pour ainsi dire, « en puissance ». Il est évident que l’Europe entière tremblait de crainte devant le nouvel empire d’Occident, car, pour tout le monde, l’Empire, c’était autre chose qu’un mot. Il y avait derrière ce mot un symbole évident, et le souvenir de la puissance romaine hantait tous les esprits, à

  1. o. c, p. 372.
  2. Martens, Traités de la Russie, t. II, p. 402.
  3. On se souvient que c’est après l’assassinat de Paul Ier. Voir supra, pp. 122-123.