Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/22

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il y a un nom, il n’y en a qu’un seul à prononcer pour que chacun voie s’éclairer toute l’histoire de la période du consulat : Bonaparte. Nous croyons que parmi les facteurs qui peuvent intervenir pour diriger la vie d’un peuple, il faut faire une place certaine à l’influence personnelle d’un homme qui, par son génie ou par sa faculté de représenter les aspirations d’une classe ou de plusieurs classes, peut influencer et modifier même la marche des choses. Cette action d’un homme sur la société de son temps nous apparaît comme manifeste et indispensable à mettre en relief en traitant l’histoire du Consulat. Nous ne pensons pas qu’il y ait dans certains ouvrages de critique historique, comme, par exemple, celui de Tolstoï sur Napoléon et la campagne de Russie, autre chose qu’un très brillant paradoxe. Pour Tolstoï, Napoléon n’a été qu’un jouet dont a disposé le « hasard ». Quant à lui reconnaître une valeur personnelle quelconque, une influence individuelle dans l’histoire, c’est vouloir se laisser prendre au mirage de « gloire » que les hommes ont mis autour du nom de l’un quelconque d’entre eux. Cette négation de l’influence possible de l’individu, l’absolue nécessité, au contraire, pour l’histoire de n’être que le produit du développement des masses, développement conditionné par les seuls facteurs économiques, dérive nettement de la méthode dite marxiste. En Russie, la foi dans cette méthode est profonde, et l’économiste Milioukow, dans son Introduction à l’histoire de la civilisation russe, déclare nettement qu’elle est la seule qui convienne vraiment à l’histoire. Il ne faut pas se montrer aussi absolu. Les faits nous prouvent que les contemporains de Bonaparte, dans toutes les classes de la société, ont observé une attitude telle que sa personnalité a pu se développer sans contrainte dans la société, et déterminer l’union d’un nombre considérable d’énergies autour de lui. Chaptal [1] dit que Bonaparte « avait fondu tous les partis », et il ajoute : « L’histoire de la Révolution était alors pour nous à la même distance que celle des Grecs et des Romains ». C’est là une parole décisive, car aucune ne saurait mieux faire comprendre l’influence réelle, prodigieuse presque, d’un seul homme sur les gens de son temps. Nous avons vu déjà rapidement comment il faut entendre que Bonaparte avait fondu tous les partis, et nous le verrons mieux encore par la suite, mais le fait brutal qui nous importe en ce moment, c’est que Bonaparte, par ses actes non contestés ou peu contestés, voit la nation se grouper sans étonnement autour de lui. Il va pouvoir agir dans le pays et le faire agir : sa personnalité aura donc bien quelque valeur.

Ainsi, tandis que la lutte des classes est momentanément suspendue, et que seules des compétitions autour du pouvoir mettent aux prises des politiciens qui se débattent dans le désordre des services publics, tandis que, dégoûté ou brisé, en tout cas impuissant parce qu’il a trop lutté, le prolétariat retombe sous la sujétion économique et sociale de la bourgeoisie qui s’organise, Bonaparte s’élève et va profiter de l’apathie des uns, de l’enthousiasme

  1. Mes souvenirs sur Napoléon, p. 231.