Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/233

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l’hôtel de ville, pour réponse aux harangues émues, il parle du climat : « Qu’il y a de la boue dans ce pays ! » Puis brusquement : « Messieurs, il me faut pour demain tant de blé, tant de riz. » À quoi il ajouta une parole terrible, qu’on a rapportée diversement, mais qui serra le cœur : « Point d’excuse. Sinon, je vous laisse au bâton russe. Je mets le feu et je m’en vais ! »

La Pologne lui donna du blé, du riz, des hommes, mais elle n’évita ni le bâton, ni le feu. Les Russes, sous le commandement de Bennigsen et de Kamenski, avec l’appui d’un corps prussien sous Lestocq, s’avançaient dans les vastes plaines parcourues par la Narew et ses affluents Omulef, Orzec, Ukra. Il s’agissait de les refouler au nord. Ce fut l’effet d’une série de combats gagnés par Lannes à Czarnowo, par Ney à Soldau, par Davout à Golymin, par Lannes, encore, à Pultusk (décembre 1806). Les troupes étaient lasses, la boue, ce « cinquième élément » disait Napoléon, gardait pour toujours les blessés, recouvrait les cadavres et retenait aussi, dans un enlisement effroyable, les malheureux épuisés par les marches, par la faim, par la lutte, le froid, la pluie, la neige. Sur le sol mouvant que ses soldats venaient de conquérir, c’est-à-dire entre Osfrolenka et Varsovie, Napoléon résolut d’attendre que l’hiver fut fini. Du reste, le maréchal Lefebvre assisté de Chasseloup-Laubat et de Lariboisière faisait avec 40 000 hommes le siège de Dantzig, et il convenait assez à l’empereur d’attendre la fin de ses opérations pour renforcer ses troupes avec cette armée. Mais soudain, en plein hiver, Bennigsen se précipite sur les cantonnements français. Bernadotte, assailli ainsi à l’improviste, tient pied à Mohrungen, Napoléon accourt et veut aller se poster derrière Bennigsen pour lui couper la retraite, mais celui-ci prévenu peut rétrograder sur Kœnisberg. Le 8 février 1807, Napoléon rejoint les Russes à Eylau. Une épouvantable bataille s’engage au milieu de la neige, un massacre odieux laisse sur la glace des étangs, parmi la neige sanglante, 40 000 victimes tant russes que françaises ! Napoléon avait failli être enlevé par la cavalerie ennemie près du cimetière d’Eylau. Murat, Davout et Ney avaient assuré une victoire qui laissait les Français maîtres d’un « champ de cadavres ». Ney ayant rejoint Napoléon et considérant la boucherie humaine qui venait d’être faite, haussa les épaules et dit : « Tout cela pour rien ! » — M. Bonnal, nous le savons, dit, avec plus de philosophie : « C’est la guerre[1] ! »

Eylau secoua l’Europe. Les Russes en firent une victoire et l’on désirait

  1. Il y eut à Paris, au mois de mai, une « exposition d’esquisses de la bataille d’Eylau » et voici à son sujet une note inédite de Lacretelle : « Le public s’est porté avec intérêt à la salle où sont exposées les esquisses du champ de bataille d’Eylau. Les artistes y ont accumulé tous les genres de mutilation et toutes les variétés d’une vaste boucherie comme s’ils eussent eu à peindre précisément (sic) une scène d’horreur et de carnage et à rendre la guerre exécrable. À cette impression générale s’est jointe l’idée particulière des dangers auxquels S. M. a été exposée dans cette journée. Quant au trait du soldat russe qui promet de se faire tuer pour l’empereur Napoléon comme il l’a fait pour l’empereur Alexandre, on a cherché la nuance d’héroïsme et d’intérêt qu’il pouvait présenter et l’esprit français a repoussé naturellement l’expression du sentiment d’un stipendié et non d’un vrai soldat. » Archives Nationales F7 3713.