Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/32

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Laplace, le grand savant, ce qui semblait un hommage rendu à l’élite intellectuelle du pays, à cet Institut qui venait d’applaudir au coup d’État et donnait au gouvernement nouveau l’appui des Daunou, Volney, Cabanis.

C’est dans le désordre le plus complet que ces nouveaux ministres trouvèrent leurs administrations. Tour à tour, ils vinrent devant les consuls pour déclarer qu’il n’y avait pas d’argent dans les caisses ; que les employés depuis un an n’avaient pas reçu de traitement ; que la pénurie, l’anarchie régnaient partout[1]. Au milieu de cette confusion, les trois consuls tentaient de se reconnaître. Bonaparte surtout se livrait à un travail prodigieux, pénétrant sans aucune étude préalable dans l’examen de questions dont jamais jusqu’alors il ne s’était occupé. Et cependant, il est aujourd’hui bien prouvé que ce n’est pas à ce moment que Bonaparte s’est placé à la tête du gouvernement. Il n’y a pas de tête. Il y a trois personnages qui délibèrent ensemble et prennent en commun des décisions souveraines. Nous avons noté plus haut que chacun des consuls était président à son tour, il y avait ainsi un consul de jour. Quant au fameux mot de Sieyès : « Nous avons un maître », mot qu’il aurait prononcé en voyant Bonaparte prendre hardiment la présidence dès le premier jour, il n’a, comme tant d’autres formules historiques, aucune valeur[2]. Pour l’instant, Bonaparte étudie, laisse parler ou fait parler de lui, et, tout en encourageant le mouvement qui pousse les Français vers lui, il a soin d’éviter de froisser par un abus de pouvoir ceux qui le partagent avec lui. Avec Roger Ducos, aucun heurt ne pouvait se produire : celui-ci, en effet, sans grande valeur personnelle, devint rapidement le fidèle de Bonaparte comme il l’était auparavant de Sieyès. C’est avec ce dernier que l’accord était le plus difficile à faire. Sieyès, en effet, avait un caractère à la fois entier et inquiet. Toujours prêt à croire qu’on cherchait à le blesser ou à le rejeter au second plan, il se méfiait de Bonaparte et se montrait dans ses conseils obstiné et irréductible. Or il ne faut pas oublier que Sieyès avait précisément ce qui manquait au général, la connaissance approfondie de tout le personnel politique. Il avait « vécu » pendant la Révolution, avait compté les coups et pris des notes sur tout et sur tous. Son influence était grande et Bonaparte avait tout intérêt à le ménager. Un homme se trouva à propos pour jouer entre les deux consuls le rôle de tampon — oh ! combien moelleux ! — Talleyrand, l’homme de toutes les conciliations et de tous les régimes, ministre des relations extérieures à la fin de brumaire en remplacement de Reinhard, devint l’intermédiaire indispensable. Et c’est ainsi que la « politique anonyme » du Consulat provisoire put se poursuivre sans heurt.

Le public tout au moins ne s’aperçut pas trop des rivalités et des jalousies qui divisaient les consuls. Il était tout à l’étonnement et à la joie de mesures clémentes.

  1. Mémoires du duc de Gaëte, I, 134 ; Moutier, Robert Lindet, 367 ; Reg des délib. du Cons. prov., publié par Aulard, 56, id., 18.
  2. Reg des délib. du Cons. prov., p. 5.