Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/349

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ralentir n’avait cessé de s’activer. Mais elle se surchauffait sans prudence, augmentant le paupérisme, en même temps que l’extrême richesse.

« Voici comment : les bras, loin de manquer, fourmillaient dans les centres industriels, par suite d’une natalité abondante que ne compensaient pas, comme sur le continent, les vides opérés par la grande guerre, si peu de vrais soldats anglais figuraient dans l’armée royale, essentiellement irlandaise et mercenaire ! Or, c’était une époque d’implacable individualisme économique. Le fabricant profitait de la situation pour abaisser les salaires et, afin de s’enrichir plus vite, plus vite encore, produisait au delà des commandes.

Mais de quoi vivaient ces ouvriers si nombreux, si mal payés ? D’un pain horriblement cher. Les propriétaires, les gros fermiers voulaient gagner, eux aussi, et ils gagnaient en effet ; jamais la terre n’avait rendu autant d’argent ni ne s’était aussi bien vendue. Pourquoi ? parce que le blé continental n’arrivait plus et que le blé national se vendait deux fois plus cher que pendant la courte durée de la paix d’Amiens. Inévitable effet de la guerre, dira-t-on ! Soit, mais disons-le à la honte des classes aisées, maîtresses du Parlement et de la loi, si les prix venaient à baisser, un droit très fort sur le blé continental ou américain servait à les relever…

« Aussi rien de plus horrible dans l’histoire économique que la situation du peuple anglais dans l’hiver de 1811 à 1813. Aux causes déjà indiquées était venu s’ajouter un redoublement d’irritation des ouvriers contre l’emploi redoublé des machines qui, réclamant moins de bras, faisaient baisser encore les salaires.

« Alors éclatèrent les séditions des luddistes ou briseurs de machines, séditions qui firent couler le sang et que l’on réprima, à York, par exemple, en pendant douze émeutiers le même jour. Les crimes se multipliaient par suite de la détresse générale, et l’élévation de la taxe des pauvres soulagea moins les misérables qu’elle n’acheva d’écraser les classes moyennes. Tout le monde souffrait. »

Un pareil réquisitoire pourrait paraître suspect de partialité sous la plume d’un socialiste ; mais il prend une singulière autorité sous celle d’un historien, qui dépeint une situation sans autre souci que d’établir la vérité, et les méfaits du capitalisme, pour être ainsi exposés sans passion, n’en sont dénoncés qu’avec plus de force.

Ainsi donc, des deux côtés du détroit, les masses populaires endurent d’indicibles souffrances, et la misère sévit au foyer de l’ouvrier anglais comme elle désole la chaumière ou le pauvre logement du travailleur français. Seuls, quelques spéculateurs profitent du conflit qu’ont exigé les industriels insatiables ; partout le sang coule à flot ; partout la ruine et partout le deuil.