Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/355

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Une pareille sévérité n’est peut-être pas tout à fait équitable et, sans prétendre réhabiliter le favori, nous avouons toutefois une certaine défiance à l’égard de ses acharnés détracteurs ; ce titre seul de « prince de la Paix » qu’il choisit de préférence à tout autre, nous prédispose à une vague sympathie. Il sut faire valoir à la cour, sans le moindre scrupule, dira-t-on, ses séductions de joli garçon et d’homme d’esprit et sa vertigineuse fortune fut surtout le prix de ses services d’alcôve. Entré dans les gardes du corps en 1787, petit gentilhomme obscur et pauvre, il attirait aussitôt les regards de la reine et aussi ses faveurs ; en 1788, il devenait adjudant-général, lieutenant et lieutenant-général, puis duc d’Alvidia et membre du Conseil d’État, enfin premier ministre en 1792 !

Qu’une si rapide élévation, due à des mérites où la chose publique est si peu intéressée, soit révoltante : nul ne le conteste, mais il nous paraît bien que la sévérité des jugements est bien moins inspirée par des considérations de moralité que par des rancunes politiques et religieuses.

Godoï eut l’imprudence de vouloir abaisser l’influence de l’inquisition, de lutter contre la tyrannie du clergé, de s’affranchir de l’ingérence de la papauté : il n’en fallait pas davantage pour déchaîner tant de colères et attirer une pluie d’anathèmes.

Napoléon qualifiait le « prince de la Paix » d’homme de génie. Sans pousser si loin notre enthousiasme, il nous paraît néanmoins certain que son activité fut inlassable et souvent bienfaisante.

De son rôle, M. Gustave Hubbard a tracé une savante description dans son Histoire contemporaine de l’Espagne :

« Il faut, dit-il, en ceci, rendre justice au « prince de la Paix », le ministre dont la nomination caractérise principalement le règne de Charles IV ; loin d’arrêter, en ce qui dépendit de lui, le mouvement économique et intellectuel que Charles III avait voulu imprimer au peuple espagnol, il chercha à l’accélérer, par tous les moyens en son pouvoir ; il n’était pas hostile aux lumières, et il y eut pendant toute sa domination quelque chose de vraiment contradictoire et extravagant dans la ligne de politique intérieure qu’il chercha à suivre en face de la Révolution française ; d’un côté il prétendait réprimer toutes les tentatives des esprits entreprenants pour obtenir des modifications politiques dans le sens libéral ; de l’autre, il cherchait à mettre fin aux tyrannies de l’inquisition en ouvrant les portes de la patrie à Olavide, en supprimant les auto-da-fés et en diminuant la juridiction du tribunal inquisitorial…

« Une preuve du vrai désir qu’avait le « prince de la paix » d’arriver à l’émancipation intellectuelle du peuple espagnol, c’est que, d’accord avec Charles IV, il s’était franchement dévoué à la réforme de l’instruction primaire : engoué de la méthode de Pestalozzi et dominé par une profonde ad-