Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/404

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le haut commandement de l’armée russe. La tactique prudente, et cependant si ingénieuse, de Barclay de Tolly paraissait insuffisante au patriotisme russe, qui exigeait, lui aussi, assez imprudemment d’ailleurs, une action militaire offensive, franche et énergique. Le nombre des mécontents était si considérable que le czar dut céder, et subordonner Barclay à Koutouzof, le vieux chef éprouvé, qui jouissait auprès des Russes d’une grandie et légitime popularité, bien qu’il eût été défait par Napoléon à Austerlitz.

Substituant aux retraites stratégiques de son prédécesseur une méthode tactique plus nette et plus vigoureuse, Koutouzof, en qui l’armée russe plaçait toute sa confiance et tout son espoir, cessa de battre en retraite et s’établit en avant de Borodino, à 25 lieues environ de Moscou, dans une position habilement choisie, qu’il fit fortifier de toutes parts. Barclay s’était placé, avec ses troupes, à droite de Koutouzof, qui avait disposé tout autour et en arrière du corps qu’il commandait les autres fractions de l’armée russe. L’effectif total des troupes russes s’élevait à 120 000 hommes environ auxquels Napoléon allait opposer des masses numériquement égales.

Le septembre, un combat préliminaire eut lieu, qui coûta de nombreux morts aux Russes, et se termina par une victoire due aux brillantes qualités militaires de l’intrépide Murat. La journée du 6 fut marquée par une suspension complète des hostilités ; de part et d’autre, on se préparait à une lutte héroïque, mémorable et que tous souhaitaient décisive. Mais ces heures de veille furent empreintes, d’une façon singulière, des sentiments différents qui animaient les deux armées : tandis que dans les bivouacs français régnait une courageuse insouciance, parfois animée d’une véritable allégresse, les Russes, cédant au mysticisme sentimental dans lequel se résorbent et s’achèvent leurs moindres émotions, s’abandonnaient à des accès de ferveur religieuse, imploraient du ciel la victoire. Thiers raconte que Koutouzof, dont les convictions athées étaient cependant notoires, suivit, chapeau bas, la procession que des prêtres grecs conduisaient à travers le camp, voulant sans doute, par cette attitude, prouver à ses soldats qu’il plaçait, à l’instar du plus obscur de ses compagnons d armes, toute sa confiance en Dieu.

À l’aube du 7, Napoléon fit lire aux troupes une brève proclamation dont l’allure rude et martiale remplit d’enthousiasme les hommes. À peine cette lecture était-elle achevée que retentissaient les premiers grondements du canon. Après les attaques de l’artillerie, qui venait de causer aux Russes de cruelles pertes, le vice-roi Eugène s’emparait de Borodino, tandis que Ney jetait furieusement ses bataillons en plein centre de l’armée russe. Peu de temps après, Murat, prenant le commandement de la division Davoust, emportait une des meilleures positions ennemies. À dix heure du matin, la bataille semblait gagnée, tant les Russes avaient été écrasés sur tous les points où ils s’étaient établis.

Napoléon refusa d’engager les réserves, et les Russes, malgré les ravages