Page:Jaurès - Histoire socialiste, VI.djvu/410

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

procuré tant de victoires, quarante mille hommes, sur les centaines de mille qui s’étaient rangés au début de la campagne sous les aigles impériales, quarante mille hommes constituaient maintenant l’effectif total de la Grande Armée. La Grande Armée ! Quelle douloureuse et atroce dérision dans ce mot qui ne désignait plus qu’une cohue pitoyable, une foule misérable, avilie et martyrisée !

Des bruits fâcheux circulaient de toutes parts ; c’est à Dorogobouge qu’ils parvinrent aux oreilles de l’empereur. On assurait, en premier lieu, que les corps alliés, réduits dans d’incroyables proportions, avaient essuyé d’irréparables échecs. Tchitchahof, Tormassof, Wittgenstein livraient des combats victorieux et, grâce aux mouvements qu’ils avaient ensemble concertés, allaient créer à la Grande Armée une situation terrible.

En même temps que ces nouvelles, qui dénotaient chez l’ennemi une assurance que nos troupes avaient depuis longtemps perdue, parvenaient les bruits de la nouvelle et malheureuse conspiration de Malet, à Paris. On se souvient, en effet, que celui-ci, général de la République, et ennemi déclaré de l’odieuse politique et de la tyrannie impériales, avait été enfermé, comme fauteur de troubles, d’abord à la Force, puis à la maison de santé du docteur Dubuisson. Ce fut dans ce dernier lieu de détention, où certaines libertés avaient été consenties au prisonnier, que celui-ci entreprit de mettre à exécution ce courageux projet dont il paya l’échec de sa vie.

Malet songeait, avec raison, qu’il était facile, après avoir soigneusement préparé à l’avance les conditions d’exécution du plan nécessité par ce dessein, de répandre et d’accréditer, dans Paris et dans l’Empire, le bruit de la mort de Napoléon. Cette nouvelle une fois acceptée il suffisait d’un coup de force ingénieusement prémédité pour surprendre le peuple et lui faire admettre la légitimité de l’établissement d’un nouveau régime, basé sur les principes démocratiques déjà mis au service du Gouvernement par les Assemblées de la Révolution. Quant à l’attachement du peuple ou des grands de l’État aux institutions ou à la famille impériale, Malet n’en faisait, avec raison, aucun cas ; il y avait longtemps déjà que la nation désabusée, démembrée, privée de ses plus robustes soutiens, aspirait à la liberté et souhaitait en secret la déchéance d’un règne de force que la seule lâcheté des masses tyrannisées empêchait de frapper en face.

Malet, fort de l’absence de Napoléon,qui légitimait, aux yeux du public, la nouvelle qu’il voulait répandre, s’entoura de vieux compagnons d’armes auxquels il eut l’ingéniosité de ne pas révéler son secret. Il se mit ensuite à rédiger un sénatus-consulte décrétant l’établissement d’un gouvernement provisoire et arrêtant toutes les mesures nécessitées par l’événement qu’il fallait imposer comme authentique à la conscience publique. Le 22 octobre, Malet, muni de ses faux papiers, délivra Lahorie et Guidal, généraux de la République disgraciés, auxquels ils assigna le commandement des cohortes